Matrix 4 alias Resurrections, est sur les écrans. À la réalisation, Lana Wachowski, cette fois sans sa sœur. Un film qui survient 22 ans après la bombe cinématographique des aventures de Neo. Un quatrième volume que l’on n'attendait plus, et dont les spectateurs ressortent déboussolés comme rarement. Spoiler alert : l’auteur de cette chronique ne déroge pas au constat.
Qu’est-ce que La Matrice ? Un classique assemblage de software, la couche logicielle, et hardware, le volet matériel : le premier se présente sous la forme d’une immense réalité virtuelle, ressentie et appréhendée comme pleinement authentique par ses acteurs, les êtres humains. Le second est moins trivial : il s’agit de profiter de l’électricité et de la chaleur dégagées par les corps humains, afin d’alimenter les machines en énergie.
Pour ce faire, elles cultivent les humains comme des poulets de batterie, de la naissance à la mort. Où ? Eh bien à travers ce qui reste de la planète Terre : des champs d’élevage en masse, à perte de vue, faisant passer la ferme des 1000 vaches pour une méthode d’agriculture raisonnée.
Et pour que les corps, servant alors de piles, soient pleinement fonctionnels, on branche leur conscience sur le software — la projection/stimulation neuronale – afin qu’ils dégagent leur plein potentiel énergétique. Si vous avez vu Matrix, premier du nom, tout cela est bien connu. Si ce n’est pas le cas, je viens de vous gâcher la totalité du film. Et sans aucun scrupule, non mais.
Matrix Resurrections intervient dans un contexte indispensable à prendre en compte : les frères Wachowski sont devenus The Wachowskis, deux sœurs, après changement d’identité de genre. Elles ont, entre autres, réalisé une série pour Netflix qui avait tout de la révolution matricienne : Sense8. Élément important puisque les sœurs ont collaboré pour cette série avec Daniele Massaccesi, et que la cinéaste a largement influencé l’approche esthétique et couleur de Matrix 4. Mais pour ce dernier, Lana a oeuvré sans sa sœur, Lilly.
Autre point, la réalisatrice a indiqué à plusieurs reprises que ce film représentait une catharsis après le décès de leurs parents, en 2010, à quelques semaines d’intervalle. Un long travail artistique, certes, mais aussi un moyen de surmonter le deuil – Resurrections, surtout au pluriel, n’avait donc rien d’un vain mot.
Dans le même temps, Warner Bros aura poussé à ce qu’un volume 4 soit produit – quitte à ce qu’il advienne sans les Wachowskis. Il apparaît d’ailleurs que plusieurs scénarios furent testés, et écartés, jusqu’à ce que Lana débarque avec son projet. Enfin, si un cinquième opus est prévu, pour le moment, pas de nouvelle trilogie en perspective.
Indubitablement — et la première voix qui conteste sera expédiée ad patres, pour avoir osé — la trilogie Matrix apporta un changement majeur et profond au cinéma : esthétique, avant tout, par les effets spéciaux apportés. Souvenez-vous, en 1999, le film a démarré depuis trois minutes à peine que l'on prenait cela en pleine tête :
Et la suite allait à l'amble. Les frères Wachowski avaient tout chamboulé, s’inspirant du classique mythe de la caverne platonicien, adapté à la sauce informatique moderne, avec quelques notes de Philip K. Dick et autres sources d'inspiration. Matrix, pavé absolu dans une mare qui continue de faire des vagues.
Comment, avec les moyens de cette fin de XXe siècle, produire un pareil bijou de chorégraphie, scénographie, dans une ambiance cybergothique, ne pas s’attendre à ce que l’épisode IV soit foudroyant ? Et puisque Disney n’est pas aux commandes, pas de risque d’un échec comme Dune (même si on me glisse dans l’oreillette que Disney n’est pour rien dans Dune…).
Pourtant... pourtant, dès les premières minutes, un sentiment désagréable se répand, un déjà-vu mal fagoté (et l'on sait l'importance et le sens d'un déjà-vu dans la Matrice) : l’introduction revient sur la première scène de Matrix, avec un downgrade – un rétrogradage, un rétropédalage… le même, presque, mais en moins bien. Et l’impression se diffuse tout au long du film : des combats chaotiques, brumeux, difficiles à suivre, une forme de lassitude qui a totalement envahi un Neo neurasthénique.
Jusqu’aux fulgurances des effets spéciaux d'antan, qui se retrouvent presque anesthésiées. Quant à la sortie du nouveau Morpheus, débarquant des toilettes, on reste sans voix — quand bien même la séquence qui suit relance les grandes scènes de mitraillage. Sauf que quelque chose manque.
Lilly Wachowski avait, à la lecture du scénario, évoqué une impression de retour en arrière, d’une démarche dans le sens contraire des évolutions vécues. Pas question de revenir, vingt ans plus tard, sur les innovations apportées par la trilogie — dans une suite qui ne proposerait en somme qu’une resucée.
Or, ce sentiment de recyclage se renforce avec l’intégration de plans issus des trois films : ici et là, un Morpheus d’avant, une Trinity cinglante, un Neo fringant… Afin de mieux nous montrer que c’était mieux avant ?
Et puis, Thomas Anderson travaille pour un studio de jeux vidéo, pour lequel il a produit les trois opus du jeu Matrix. Tout ce que nous pensions savoir n’est finalement que le fruit de l’imaginaire d’un développeur vidéoludique… La magie est ramenée à un jeu — au succès phénoménal, certes, mais tout de même. Alors quoi ? Tout n’était qu’une vaste blague, réécrivant la pièce de Pedro Calderón de la Barca, La vie est un songe ?
On commence à douter de tout quand débute cette étrange mise en abîme : Thomas Anderson/Neo voulait développer un tout nouveau jeu. Mais les actionnaires du studio demandent en réalité une suite. Un Matrix 4. Hmmm… Lui, qui n’en peut plus, suit d'ailleurs un régime draconien de cachets pour calmer ses angoisses et son trouble schizophrénique — il pense que la réalité n’est pas réelle, le pauvre. Et il engloutit pilule bleue sur pilule bleue, pour faire rentrer et accepter le réel à coups de molécules chimiques. Oh, mince !
Conclusion : ne jamais sous-estimer Lana Wachowski.
[attention, à partir de là, on en raconte un peu trop]
Trop, c’est trop : Lana nous mène en bateau, clairement. Ce film n’est pas une suite, il réalise l’impensable, en piétinant volontairement l’héritage, pour passer à autre chose. Quand l’ancien Neo avait pour mission de sauver le monde, l’unique point qui intéresse le nouveau, est de retrouver Trinity : il aspire à l’amour de sa vie, le calme et la tranquillité.
Plus question de débrancher des humains, de combattre les machines – de toute manière Zion la belliqueuse, lourdement armée, a laissé place à Io, que dirige Niobé (en photo ci-dessous). Son principal objectif, dans ce paradis artificiel et pacifique, qui s’est même doté de nuage reconstitué, c’est de manger des fraises et de produire des myrtilles (si, si…). Le tout avec l’aide de machines — des Synthients — qui ont choisi de s’unir aux humains pour collaborer.
WHAT ? On ne combat plus les machines jadis considérées comme oppresseurs ? Qu'en est-il de cette liberté à reconquérir ?
En fait, les nouveaux débranchés occupent des rôles de seconds couteaux pas vraiment passionnés : ils ont le goût de l’aventure, mais modérément. Et quand ils rencontrent le légendaire Neo, la première question est : c’est vrai que tu volais ? On sourit, désormais de bon cœur. Matrix Resurrections a délivré sa clef majeure : une ode à l’amour, une célébration des différences et le refus catégorique de céder à l’appel de la super-production.
Tout est moins, durant ces deux heures trente, avec quelques notes pour raccrocher les fans : on casse de murs, des briques, même un lavabo (tiens donc), pour l’esbroufe. Mais le fond n’est pas là : on ne pouvait pas réinventer ou prolonger Matrix, alors Lana Wachowski a exploré le fil conducteur des trois premiers tomes : l’amour de Trinity pour Neo. Après tout, L’Oracle lui avait dit qu’elle tomberait amoureuse de L’Élu, et ainsi Neo le devint.
Ce qui avait donné lieu à des scènes émouvantes (dans une certaine mesure), au fil de la trilogie, devient le moteur narratif, l’unique trame et objet du désir : sauver Trinity, hackeuse à l’incroyable renommée, ici reconvertie en Tiffany, femme mariée avec deux enfants. Le gag. Plusieurs médias ont évoqué l’idée d’une satire en filigrane, d’un contrepied total, voire d’une provocation anti-blockbuster : tout semble en effet réuni pour y parvenir.
Warner Bros en prend pour son grade, jusqu’à Facebook et Marc Zuckerberg, traîné dans la boue par le programme Le Mérovingien qui a perdu splendeur et élégance, relégué au statut d’Exilé, croisement entre un programme des cavernes et un SDF. Hilarant.
En déconstruisant la mythologie matricienne originelle, Lana Wachowski parvient à déployer dans cette œuvre cathartique, l'expression d’un double deuil par la résurrection des amants, Neo et Trinity. L’amour incarne unique valeur qui importe, un message déjà exprimé dans Sense8, qui trouve ici une autre expression. Le tout en accordant une place considérable aux femmes, et faisant de Trinity une héroïne de premier ordre, enfin !
Voici comment, au terme de deux heures trente, on sort totalement confus, déboussolé — « quel film de merde », a-t-on pu entendre d’un spectateur, manifestement trop perdu. Le spectacle est là, sans y être, l’univers se retrouve, mais sans les grandes ambitions : Matrix n’est ici plus Matrix, du tout. Car tout le monde est fatigué des suites inutiles, les personnages en premier lieu : ce qu’ils souhaitent, c’est vivre heureux et s’accomplir dans leur bonheur mutuel.
Matrix Resurrections, c’est Roméo et Juliette à l’ère des réseaux sociaux, qui rejettent les impératifs, les attentes, les exigences, pour être ensemble. Et tant pis pour le spectateur — qui au demeurant passe un fantastique moment de cinéma. C’est beau, rythmé, truffé de références et d’allusions, de notes d’humour, d’un décalage autant qu’une autodérision : un modèle du genre, pour une œuvre qui, sous couvert de blockbuster, devient l’anti-blockbuster.
Il refuse aux spectateurs ses attentes légitimes, pour lui offrir une histoire d’amour, et uniquement.
Car pour tout le reste, il y a la trilogie originelle. Et finalement, c’est tout aussi bien.
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