BookBanUSA - Depuis plusieurs semaines, une forme de censure puritaine fait son retour dans certains États des États-Unis. Promue par de simples quidams et des gouverneurs, comme Greg Abbott au Texas ou Glenn Youngkin en Virginie, elle s'incarne notamment dans des listes d'ouvrages à expurger des bibliothèques scolaires, notamment. Mais, paradoxalement, cette chasse aux sorcières rendrait la lecture « cool » aux yeux des jeunes Américains.
Le 24/12/2021 à 15:51 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
24/12/2021 à 15:51
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Le feuilleton de l'inquiétante recrudescence de la censure de livres aux États-Unis se poursuit. Matt Krause, à la tête de la commission d'enquête de la Chambre des représentants du Texas, a ainsi ouvert une enquête fin octobre, accompagnée d'une liste de 850 ouvrages à identifier pour leur caractère « immoral ».
Son initiative a évidemment trouvé un écho auprès du gouverneur texan Greg Abbott, lui aussi républicain, qui s'est fait une spécialité de fustiger des ouvrages qu'il juge « pornographiques » diffusés dans les établissements scolaires. Bilan des courses de cette ambiance délétère, qui se retrouve dans plusieurs États du pays : début décembre, l'association des bibliothécaires américains recensait au moins 155 tentatives de censure, en quelques mois.
En ligne de mire de parents conservateurs, de politiciens républicains et démagogues : les récits qui évoquent les questions raciales, le sexe ou encore les inégalités systémiques aux États-Unis.
Ces tentatives s'étendent désormais aux bibliothèques publiques : le Texas Tribune apprend ainsi que la bibliothèque du comté de Llano, à environ 130 kilomètres d'Austin, a décidé de fermer ses portes la semaine du 20 décembre. Une fermeture qui s'expliquait par un « examen approfondi » de chaque livre jeunesse de la bibliothèque.
Cet état des lieux a été réclamé par le tribunal du comté de Llano, et la mission des bibliothécaires sera de « s'assurer que tout le matériel de lecture pour les jeunes lecteurs comprend des sujets adaptés à l'âge ».
La stratégie de la censure produirait toutefois l'effet inverse, paradoxalement, en mettant en avant les ouvrages visés.
L'effet Madame Bovary
Alors que l'on a fêté, le 12 décembre dernier, le bicentenaire de la naissance de Flaubert, on trouve ici l'occasion de faire un parallèle entre la censure subie par l'ermite de Croisset et la situation américaine. On se souviendra en effet que l'immense succès de son roman Madame Bovary s'explique notamment par le procès pour « offenses à la morale publique et à la religion » dont il fut victime.
ÉTATS-UNIS: une “attaque envers les livres” qui “menace l'éducation”
Un des livres parmi ceux ciblés aux États-Unis, le roman 33 Snowfish d'Adam Rapp, paru en 2003, raconte l'histoire de trois adolescents en fuite, pris entre la pauvreté, la toxicomanie et la maltraitance subie. Des thèmes trop peu politiquement corrects d'après beaucoup de parents, qui exigent sa disparition de l'école de leurs enfants.
Paul Cymrot, propriétaire de la librairie d'occasion Riverby Books dans le comté de Spotsylvania (Virginie), interrogé par The Guardian, est formel : quand l'esprit du temps souhaite effacer un livre, ce dernier finira par s'imposer. « Ce n'était pas facile de trouver un stock d'exemplaires de 33 Snowfish, mais nous l'avons fait », explique-t-il. « Nous avons vendu tout ce que nous avons acheté et nous en avons gardé quelques-uns, pour les prêter, parce que nous voulions nous assurer que tous les étudiants aux alentours pouvaient voir de quoi il s'agissait. »
Ironie du sort quand on sait que début novembre, une foule de parents faisait irruption au sein du conseil de directeurs du comté de Spotsylvania pour appeler à purger des écoles tous les livres jugés « répréhensibles ». Commentaires sur le racisme et éléments liés à la sexualité étaient scrupuleusement recherchés dans les différents textes.
Résultat : 172 livres ont été identifiés comme destinés aux « homosexuels », selon Christina Burris, parente d'élève présente, dont 33 Snowfish. Le conseil avait alors cédé, votant un retrait des ouvrages. Parmi les titres visés, 33 Snowfish a finalement profité de cette mise à l'index.
On peut également citer l'exemple du roman Beloved (trad. Hortense Chabrier et Sylviane Rué) de la romancière Toni Morrison, épinglée par le gouverneur de Virginie, Glenn Youngkin, durant sa campagne électorale, pour son évocation du racisme. Ici aussi, le roman a finalement été mis en avant, et ses ventes ont significativement augmenté. L'auteur et artiste Jerry Craft, de con côté, admet que la présence de son roman graphique New Kid, sorti en 2019, sur la liste de Matt Krause a finalement servi sa propre cause.
« Ce qui s'est passé, c'est que beaucoup de libraires ont vendu énormément d'exemplaires de ce livre, parce que maintenant, les gens veulent voir ce qui se cache derrière tout le brouhaha », a-t-il déclaré dans une interview au Houston Chronicle. « Ils sont presque déçus, parce qu'il n'y a pas grand-chose, finalement », ajoute-t-il, amusé.
Résister à la censure
Si la curiosité ou la défense de la liberté d'expression ont poussé les lecteurs vers ces livres mis à l'index, certains libraires les ont volontairement mis en avant. Mark Haber, directeur des opérations à la librairie Brazos de Houston, a expliqué à The Guardian comment son personnel avait installé un présentoir proposant une sélection des livres retirés des bibliothèques scolaires du Texas.
« Nous avions un drive où les gens pouvaient acheter un livre interdit en guise de don pour une bibliothèque de rue quelque part dans la ville », explique Haber, un moyen de rendre les ouvrages accessibles à tous. « Ces tentatives de censures sont véritablement organisées. Elles ne ciblent pas un livre en particulier, mais les livres en général. » Il cite notamment le roman Crying in H-Mart de Michelle Zauner, qui fonctionnerait actuellement très bien auprès de sa clientèle.
« C'est définitivement une position politique », admet-il néanmoins. « Nous avons des clients qui ont peut-être déjà lu le livre et qui souhaitent simplement le racheter pour exprimer leur attachement à la liberté. » Pour Mark Haber, libéral, la défense des ouvrages visés est une véritable évidence.
Sans tenir compte des opinions politiques, la censure apparait toujours dommageable à la population américaine, parce qu'elle touche à des droits garantis par la Constitution. Plus tôt cette année, six des livres du Dr Seuss, auteur du Grinch ou du Chat Chapeauté, avaient été retirés de la circulation en raison de caricatures offensantes. Une « censure » qui découlait toutefois de l'éditeur et des ayants droit de l'auteur, et non d'une quelconque pression. Conséquence, néanmoins : ces titres sont soudainement devenus des objets de collection, et Dr. Seuss, un auteur symbolique de la liberté d'expression.
La censure politique n'obtient pas toujours gain de cause, malgré les moyens mobilisés : dans le comté de York, en Pennsylvanie, les autorités locales avaient ainsi décidé d'interdire aux enseignants de s'appuyer sur certains textes, dont des biographies d'Aretha Franklin, dans le cadre de leurs cours. Les lycéens de la communauté s'étaient alors mobilisés, jusqu'à obtenir gain de cause et créer un Panthers Anti-Racist Union, du nom de la mascotte du lycée Central York.
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« J'ai parcouru la liste des livres interdits et j'ai trouvé qu'ils avaient l'air super. Ma mère en avait une tonne, j'en m'en suis ensuite procuré d'autres au hasard », explique Olivia Pituch, une membre de la Panthers Anti-Racist Union. « C'est drôle, l'interdiction m'a rendue plus curieuse de voir de quoi il s'agissait », conclut-elle.
Dossier - Aux États-Unis, une inquiétante vague de censure de livres
Photographie : illustration, Raphaël Labbé, CC BY-SA 2.0
DOSSIER - Aux États-Unis, une inquiétante vague de censure de livres
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 22/05/2008
379 pages
10/18
8,60 €
Paru le 01/11/2018
494 pages
Buchet-Chastel
24,00 €
1 Commentaire
Toinou
25/12/2021 à 09:50
"Résultat : 172 livres ont été identifiés comme destinés aux « homosexuels », selon Christina Burris, parente d'élève présente, dont 33 Snowfish."
Il est intéressant d'aller voir dans l'article comment est faite cette "identification" : une simple recherche par mot-clé dans le catalogue... Le problème de madame semble être que le même résultat avec le mot "hétérosexuel" ne donne que deux occurrences. Donc visiblement, pour elle, il n'y a que deux livres concernant les hétérosexuels dans cette bibliothèque...