Si un modèle économique peut être difficile à trouver pour nombres d'éditeurs indépendants, cette affirmation n’est que plus juste lorsqu’on est un éditeur indépendant de théâtre. Actualités Éditions, porté par son fondateur, David Ferré, également traducteur, membre du comité directeur du Pen Club, et depuis peu, Président du Réseau européen de traduction théâtrale, Eurodram, propose des collections de théâtre hispanophones organisées par pays. L'esprit du projet éditorial de cette maison d'édition : « Le théâtre doit se lire dans le livre ». Sur quel modèle économique peut-on s'appuyer pour faire vivre un tel projet ?
Le 22/12/2021 à 12:37 par Hocine Bouhadjera
375 Partages
Publié le :
22/12/2021 à 12:37
375
Partages
ActuaLitté : Comment est né ce projet d'édition de théâtre, Actualités Éditions ?
David Ferré : Actualités Éditions est née il y a 5 ans d’une volonté de faire connaître la dramaturgie espagnole en France. Et ce, non à partir du projet de mise en scène de la pièce mais du texte. Pour nous, le texte vaut pour lui-même. Cette approche motive et pilote tout le projet éditorial. La traduction se fait depuis les textes, pas depuis les spectacles, et on recrute des traducteurs et des traductrices qui traduisent du texte et pas du spectacle.
ActuaLitté : Qu'entendez-vous par traduire à partir du texte et non du spectacle ?
David Ferré : On va s'intéresser à l'espace littéraire du texte de théâtre. C’est un véritable projet éditorial. Traduire depuis la littérature, c’est essentiellement traduire des images et des sons. Ainsi, on fait le contraire de ce qui se fait habituellement dans la traduction de théâtre. Les traducteurs et traductrices vont travailler exclusivement à partir du texte original. On se veut aussi être un lieu où des traducteurs et traductrices pourront porter un projet de traduction théâtrale. C’est pourquoi, je dis souvent qu’Actualités Éditions n’est pas une maison d’édition, mais une plateforme éditoriale. De mon côté, quand je traduis, je traduis d’abord des images avant de m'intéresser au sens.
ActuaLitté : Donc un projet théâtral et éditorial ?
David Ferré : Plutôt éditorial et théâtral, dans ce sens. On édite des traductions qui sont jouées, et pas l’inverse. Si un texte a été joué en France, il peut être publié par Actualités Éditions bien sûr, mais ce n’est pas un prérequis. Le projet, c’est le texte, sa traduction française, l’intérêt du texte dans le pays source. Puis on approche les acteurs de la production théâtrale pour éventuellement les faire jouer en France. De plus, contrairement à la plupart des maisons d’édition française, nous ne sommes pas agents des textes : on ne génère pas de bénéfice sur la représentation. Économiquement, on est purement un projet de création d’un répertoire éditorial.
ActuaLitté : Pourquoi cela vous tient à cœur de donner de l’importance au texte avant tout ?
David Ferré : C’est une démarche qui vient d’Amérique du Sud et Centrale. Quand je suis arrivé au Mexique la première fois il y a 15 ans, pour assister au grand salon du livre théâtral du pays, la FELIT, j’ai découvert un slogan, affiché à l’entrée du salon, qui dit : Le théâtre se lit aussi. Un slogan qui existe toujours. Toute l’Amérique du Sud et Centrale s’inscrit dans cette philosophie politique et cette culture : le théâtre doit se lire dans le livre. La découverte d’un texte de théâtre est également un acte solitaire de découverte. Nous avons beaucoup perdu cette approche en France. L’édition théâtrale n'est clairement pas pensée depuis la lecture chez nous.
C’est à partir de cette découverte que je me suis dit, avec d’autres : pourquoi on ne porterait pas un projet éditorial, en France, de traduction pour lire le théâtre ? On s'attellera tout de même à faire connaître aux producteurs et aux metteurs en scène ces pièces, mais le noyau de la plateforme éditoriale sera le livre et le texte.
ActuaLitté : Quel est le modèle économique d’Actualités Éditions ? Comment fait-on vivre une édition de théâtre, de plus spécialisée ?
David Ferré : Notre modèle économique s’appuie sur le partenariat avec des institutions. L’Institut Français et l'Institut Cervantes sont nos deux partenaires structurels et structurants, économiquement et politiquement. L’Institut Cervantès nous soutient parce qu'on diffuse de la dramaturgie contemporaine hispanophone en France, et l’Institut Français, parce qu’elle se dédie à l’internationalisation de la culture. On est allé à eux, mais c’est aussi l’institut Français qui peut venir nous chercher à l’occasion. Donc pour résumer, notre modèle économique s’appuie sur la mise en avant de notre travail de diffusion des dramaturgies francophones ou hispanophones, comme la défense du livre et du travail de traduction.
ActuaLitté : Comment ces partenariats se traduisent-ils dans le détail ?
David Ferré : Par exemple, pour la collection cubaine, c’est l’Institut Français qui m’a envoyé pendant deux semaines dans un festival cubain, qui a pris en charge mon voyage comme mon installation pendant ces deux semaines. Une aide qui reste exceptionnelle pour une édition cubaine, puisque Cuba ne fait pas partie de la francophonie. À cette occasion, on a considéré qu’Actualités Éditions était un acteur de terrain éditorial, et qu’ils financent, à travers la maison, les auteurs cubains en France. Sinon, l’Institut Français est un partenaire pour tous les projets qu'il mène. S'est ajouté pour la collection cubaine, l’ambassade de France à Cuba, qui est devenue partenaire de la maison d’édition.
A côté, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), qui a un programme de traduction, nous a soutenu pour la collection mexicaine. L'OIF propose, dans une approche tout à fait innovante, de financer des traductions vers le français, alors qu'historiquement, la francophonie, c’est la traduction de textes français vers d’autres langues. Quand j’ai rencontré les représentants de l’OIF, à mon retour de Cuba, ils ont tout de suite adhéré au projet. Pour deux années consécutives, ils ont financé la collection mexicaine à 80 % et la collection argentine à 60 %.
De plus, on apporte toujours de la réciprocité : dans le projet éditorial, on va soutenir des auteurs français en les co-éditant avec des éditions hispanophones. Un important projet financé par l’Institut français a été mené : deux auteurs français seront édités par des maisons importantes de Madrid, notamment aux éditions La uNa RoTa. Nous avons également coproduit des maquettes de ces pièces au Teatro Espanol de Madrid en 2020. Ainsi, l'Institut Français et l'Institut Cervantes sont des partenaires, que ce soit du projet éditorial, mais également de toutes les activités qui découlent du livre et de la traduction du texte.
ActuaLitté : Ce modèle est-il viable ?
David Ferré : Non. Je dois travailler 15 heures par jour, car j’enseigne à côté, et je dois mettre de mon argent. Plus précisément, je dois mettre de mes revenus. J’enseigne dans plusieurs grandes écoles françaises d’Art, comme les Arts Décoratifs à Paris, l'EnsadLab. Avant, j’ai également enseigné pendant 20 ans dans le design industriel. À partir des textes édités par la maison d’édition, je transmet la dramaturgie. J’ai présenté, il y a quelques années, le corpus éditorial de la maison comme programme pédagogique dans des écoles qui ne sont pas de théâtre, et le projet a été validé. Ça fait des journées un peu longues. Cela permet d'équilibrer économiquement le projet éditorial plus ou moins, et surtout, cela fait circuler les textes.
Les livres coûtent également chers, parce qu’ils sont de qualité et qu'ils sont beaux. Je ne peux pas dire le prix, parce que c’est improbable, mais ils coûtent une fortune par rapport à ce qu’ils rapportent. On les vend 14 €, parfois 15 €. La politique éditoriale, c'est que chacun puisse accéder à ces livres. Les ventes augmentent progressivement, donc il y a une sorte de pente ascendante. En terme budgétaire, globalement, mes cours ou les ateliers de diffusion culturelle que je mène avec l’Institut Cervantes m’apportent également des recettes pour la maison, sachant que je paye tout le monde, soit une dizaine de free-lance, dont des designers pour les couvertures.
ActuaLitté : Quel est votre lien avec le théâtre, et plus particulièrement, le théâtre hispanophone ?
David Ferré : Je suis d’abord un metteur en scène. J’ai fait mes études au conservatoire de Madrid et j’y ai vécu 12 ans. J’ai ensuite arrêté la mise en scène pour mettre en œuvre ce projet éditorial et de traduction en France. L’Espagne théâtrale et littéraire pour moi, c’est le baroque. C’est ce que j’aime. Les auteurs contemporains espagnols que l’on connaît en France actuellement, et qui sont montés, ne le sont pas : ce sont des « post-dramatiques », comme Rodrigo Garcia, Angélica Liddell, etc. Alors que d’autres auteurs hispanophones continuent à s’inscrire dans cette filiation baroque, rococo, qui remonte à Pedro Calderón de la Barca, en passant par Federico Garcia Lorca. L’illusion n’existe pas dans le théâtre baroque. C'est un théâtre sensuel, charnel et c’est pour moi de la peinture. Il faut se rendre au Prado découvrir la peinture espagnole pour comprendre.
ActuaLitté : Pourquoi lancer des collections par pays ?
David Ferré : En France, on ne distingue pas les pays dans les maisons d’édition. Chez Métailié par exemple, on va dire Amérique Latine, Centrale. Dans d’autres maisons, Afrique, Europe de l’Est etc. Alors que souvent, le style, l’approche, dépendent de l’histoire d'un pays. Chaque espagnol est différent en fonction de sa nationalité. Traduire de l’uruguayen, ce n’est pas traduire du cubain. Les accents, les mots, la musique, les images ne sont pas les mêmes. Il y a beaucoup de faux amis. C’est un peu comme le français avec le québécois : une question d’accent, de syntaxe, de rythme. Et la littérature, c’est le rythme de la langue. C’est pour cette raison que je me suis senti obligé de créer une collection par pays.
ActuaLitté : Pouvez-vous développer au sujet de ces différences de langue ?
David Ferré : Alors qu’on pourrait penser que la langue serait moins “littéraire” dans ces pays qu’en Espagne, ces pays sont en réalité très littéraires. Dans la plupart de ces nations, les couches défavorisées accèdent à la grande littérature. En Amérique du Sud et Centrale, on croit encore que la littérature possède une fonction contractuelle. C'est-à-dire que le contrat social est possible par le biais de la lecture. Au Mexique par exemple, les politiques d’aide et de soutien à la lecture sont relativement importantes.
ActuaLitté : Comment s’articule ce chemin, du texte pur à la création potentielle d’une pièce ?
David Ferré : À partir du cœur, qui est le livre et la traduction, on déplie des échanges culturels, des lectures, des ateliers dans des écoles, en partenariat avec l’institut Cervantes. On tente de faire connaître nos textes par des producteurs pour que ça arrive jusqu’au plateau. On veut évidemment que les pièces soient montées, mais le projet est véritablement de déployer le livre dans toutes ses activités culturelles en France.
ActuaLitté : Quel est votre rapport avec l’écosystème français de l’édition et de la traduction ?
David Ferré : Je fais partie du Pen Club depuis 5 ans, au sein du comité directeur : une belle maison complexe. J’y préside le Comité de la Traduction et de la Diversité linguistique, parce que j’ai beaucoup publié sur la traduction et que je défends la traduction comme un acte littéraire de création.
Je suis actuellement en train de créer, avec une commission dédiée, les prix de la traduction du Pen Club, qui seront lancés l’année prochaine. Un projet qui porte l’idée qu’on ne traduit pas de la poésie comme du théâtre, du roman ou de l’essai. Ce seront donc quatre prix qui seront décernés, dès le mois de décembre 2022. Ces prix seront associés au Grand prix De la Critique littéraire du Pen Club. Un énorme travail : 4 jurys par genre. Nous espérons que l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) sera associée au prix.
ActuaLitté : Votre projet éditorial vous a-t-il permis d’entrer au Pen Club ?
David Ferré : Ce projet éditorial m’a effectivement permis d’entrer au Pen Club il y a 5 ans pour faire valoir la non libre circulation des textes théâtraux en France. On ne les fait pas circuler dans l’espace public, sauf quand ils sont joués, et c’est un vrai problème. Aucune maison d’édition en France, sauf certaines de temps à autre, ne propose une politique éditoriale de publication de textes de théâtre étranger s'il n’y a pas de création à la clé.
J’avais par exemple proposé une pièce de José Manuel Mora que j'avais traduite, et pour laquelle j’avais obtenu le prix de la Traduction du CNT en 2011, à toutes les maisons théâtrales, et je n'ai essuyé que des refus, parce que la pièce n'est pas jouée. De ces refus est né le projet éditorial Actualités Éditions, qui lutte contre la censure institutionnelle, et c’est à cette occasion que j’ai également approché le Pen Club. En ce moment, je souhaite partager mon regard critique sur ce que j’appelle la désappropriation culturelle, en réponse aux polémiques sur « l’appropriation culturelle », qui me semble être une notion très dangereuse.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 07/06/2021
66 pages
Actualités Editions
14,00 €
Paru le 07/06/2021
65 pages
Actualités Editions
14,00 €
Paru le 02/12/2019
99 pages
Actualités Editions
12,50 €
Paru le 01/08/2019
175 pages
Actualités Editions
11,85 €
Paru le 12/10/2020
92 pages
Actualités Editions
12,50 €
Paru le 12/10/2020
86 pages
Actualités Editions
14,00 €
Paru le 01/12/2019
70 pages
Actualités Editions
12,50 €
Paru le 01/03/2019
153 pages
Actualités Editions
15,00 €
Commenter cet article