BookBanUSA - Aux États-Unis, les bibliothèques, notamment celles des établissements et districts scolaires, connaissent une recrudescence inédite des tentatives de censure à l'égard de leurs collections. Les ouvrages visés, qui évoquent surtout les expériences LGBTQIA+ ou le racisme, sont parfois retirés des étagères, sous une importante pression politique... Une telle situation est-elle envisageable en France ? L'Association des bibliothécaires de France (ABF) apporte quelques éléments.
Le 20/12/2021 à 11:05 par Antoine Oury
3 Réactions | 482 Partages
Publié le :
20/12/2021 à 11:05
3
Commentaires
482
Partages
ActuaLitté : La vague de tentatives de censure observée aux États-Unis pourrait-elle, selon l'ABF, s'étendre à la France dans les prochaines années ?
Association des bibliothécaires de France : Nous ne disposons d’aucun élément de nature à faire ainsi du prédictif. Nous n'avons que l’expérience accumulée depuis des années et qui est la suivante :
La censure et/ou l’imposition de titres peut venir d’en haut (la hiérarchie administrative, des élus) ou de la société (simples citoyens usagers ou pas et groupes de pression organisés). Mais elle ne peut être effective que si l’autorité administrative ou politique relaie une pression extérieure ou ne protège pas les bibliothécaires contre elle.
Le comité d’éthique de l'ABF, qui reçoit des appels de collègues en difficulté dans un cadre confidentiel, peut assurer que la plupart des cas d'intervention politique dans les achats de documents ne sont pas connus du public et de la presse. Il n’est pas facile pour des fonctionnaires tenus par la jurisprudence au devoir de réserve et par la loi à l'obligation de discrétion professionnelle, de rendre publics de tels différends.
Néanmoins ces interventions semblent à la fois minoritaires et généralement ponctuelles, hors les cas bien connus des municipalités d’extrême droite dans les années 1990. Elles peuvent venir de diverses inspirations politiques et porter sur divers types de contenu : nul bord n’a le monopole de la censure. Les alternances politiques peuvent entraîner de la part d’élus arrivant nouvellement aux responsabilités des tentatives d'orientation des contenus.
Les contenus en rapport avec les questions de genre ou d’homosexualité et d'homoparentalité sont davantage victimes de tentatives réussies ou non de censure s’agissant des livres pour enfants. Ainsi un blogueur d'extrême droite disposant de relais locaux a dénoncé au milieu des années 2010 la présence dans une série de bibliothèques de livres pour enfants abordant ces questions.
Les deux cas récents devenus publics concernent la suppression par le maire de Sassenage de l'abonnement au Canard enchaîné et l’acquisition par la ville du Blanc-Mesnil de plusieurs milliers d’ouvrages recommandés par une association dont la cheville ouvrière est Sarah Knafo. Ce phénomène est sans précédent. L’ABF a réagi par communiqué interassociatif le 6 mai 2021 sur ces deux cas. Le 20 février 2020, elle avait publié un communiqué à portée générale sur la censure et le choix.
Juridiquement, une attaque des collections des bibliothèques ou même des bibliothécaires pourrait-elle avoir lieu en France ?
Association des bibliothécaires de France : Il faut distinguer la censure (ou l'imposition de titres) par l'autorité et par la société.
Les bibliothèques publiques françaises relèvent pour l'essentiel de collectivités territoriales.
Les bibliothécaires sont donc des fonctionnaires ou agents publics soumis, en vertu de l’article 23 de la loi du 13 juillet 1983 modifiée sur les droits et obligations des fonctionnaires, à une obligation d’obéissance « sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». En ce sens, leurs supérieurs hiérarchiques et in fine l’autorité territoriale (maire ou président) ont tout pouvoir même si, selon toute vraisemblance, ils n’en usent pas de façon massive.
Le seul verrou officiel, avant publication attendue de la loi sur les bibliothèques territoriales, figure dans la partie réglementaire du Code du patrimoine. Son article R313-1, qui sert de cadre aux rapports de l'inspection générale (auparavant l’Inspection générale des bibliothèques, aujourd’hui l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche), stipule que le contrôle technique et scientifique de l’État porte notamment sur « la qualité des collections physiques et numériques, leur renouvellement, leur caractère pluraliste et diversifié ». Mais leurs rapports n’ont pas d’effet contraignant sur l’autorité territoriale concernée. Le seul cas connu concerne les rapports relatifs à plusieurs municipalités du Front national, dans les années 1990.
Les dispositions de la loi sur les bibliothèques actuellement examinée par le parlement [et depuis adoptées par le Sénat, NdR] paraissent-elles suffisantes à l'ABF pour éviter ce type de situation en France ?
Association des bibliothécaires de France : Même s’il est trop tôt pour apprécier les conséquences d’une loi qui n’est pas encore promulguée, on peut estimer d’ores et déjà que la future « loi Robert » fait passer l'obligation du pluralisme du réglementaire au légal et dans des termes plus précis : « Les collections des bibliothèques des collectivités territoriales ou de leurs groupements sont pluralistes et diversifiées. Elles représentent, chacune à leur niveau ou dans leur spécialité, la multiplicité des connaissances, des courants d’idées et d’opinions et des productions éditoriales. Elles doivent être exemptes de toutes formes de censure idéologique, politique ou religieuse ou de pressions commerciales ». Si le pouvoir politique et hiérarchique demeure, il serait néanmoins encadré pas ces grands principes qu'il serait tenu de respecter ce qui n'était guère le cas jusqu’ici.
La loi précise aussi : « Les bibliothèques des collectivités territoriales ou de leurs groupements élaborent les orientations générales de leur politique documentaire, qu’elles présentent devant l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement et qu’elles actualisent régulièrement. [...] La présentation peut être suivie d’un vote de l’organe délibérant. » Cette procédure est conforme aux recommandations de l’ABF dans son document La politique d’acquisitions en 12 points datant des années 1990. La collectivité doit assumer cette politique désormais située dans un cadre pluraliste obligatoire qui concerne les idées, opinions et productions, ce qui est très large.
ÉTATS-UNIS: une censure plus organisée sévit
L’ABF recommande toujours de formuler la politique documentaire, dont il est démocratique qu’elle soit portée à la connaissance du public. Le document d'orientation générale dont la loi prescrit la présentation à l'assemblée délibérante n’est évidemment pas à confondre avec les listes de titres qui eux n’ont pas à notre sens à être soumis à validation politique.
Seule une éventuelle jurisprudence issue de contentieux est susceptible de définir plus précisément les impacts de la loi Robert dont on peut estimer qu’elle représente un progrès par rapport à la situation actuelle.
Les discours de certaines personnalités politiques sur l'« islamogauchisme » ou une « idéologie woke », particulièrement en période électorale, présentent-ils un risque pour la pluralité des collections des bibliothèques ? Comment les bibliothécaires et les usagers peuvent-ils lutter contre ces discours et la mise en cause de certains documents ?
Association des bibliothécaires de France : La tentation de vouloir retirer ou imposer des contenus dans les collections des bibliothèques existe dans la société et procède par vagues, venant de divers côtés. Les bibliothécaires, quand ils agissent en tant que professionnels, n’ont pas à lutter contre des discours présents dans l’espace public, mais à faire leur travail en s’abstenant de « toutes formes de censure idéologique, politique ou religieuse ou de pressions commerciales » comme le prescrit la loi Robert.
Si un conflit peut naître, c’est avec leur employeur, qui subirait éventuellement une pression extérieure. Il y a pour cela les voies de la persuasion et de la négociation, le recours à une organisation syndicale, les recours contentieux auprès du tribunal administratif. Quand l’affaire devient publique, l’ABF, qui donne des conseils dans un cadre confidentiel, est susceptible de s'exprimer, mais aussi les citoyens sur la place publique.
Dossier - Aux États-Unis, une inquiétante vague de censure de livres
Photographie : illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Aux États-Unis, une inquiétante vague de censure de livres
3 Commentaires
Kaya
23/12/2021 à 10:30
Il est regrettable que l'anonymat de la raison sociale dissimule la qualité de celle ou celui qui a répondu à cet entretien, parce celui ou celle-ci fait peser sur une association qui représente des professionnels une incompétence abyssale et un discours idéologique qui n'est pas digne de cette profession. Passons sur les inexactitudes (la loi Robert qui n'est pas promulguée), le pillage du droit d'auteur (la poldoc 12 points est l’œuvre de Bertrand Calenge et certainement pas de l'ABF), et la pauvreté du niveau d'expression ("d'en haut", , pour nous intéresser au fond. Et là, sans surprise, le même discours rance au ras du sol pour expliquer que la censure c'est toujours la méchante extrême droite, alors même que l'on pourrait facilement citer quelques mairies communistes qui ne décevraient pas sur le sujet, et qu'une grande majorité de bibliothécaires adhère largement aux thèses de l'islamogauchisme et du wokisme (d'où l'incapacité de répondre clairement à la dernière question). Quant aux attaques gratuites contre la ville du Blanc-Mesnil et Sarah Knafo, elles mériteraient un procès en diffamation. Affirmer que l'association de SK procède à une censure en fournissant des ouvrages est proprement ahurissant : quels sont les faits ? Quels sont les ouvrages censurés ? Les premiers censeurs, ce sont aujourd'hui les acquéreurs des bibliothèques, fervents partisans du camp du bien, qui ont depuis longtemps oublié le sens du mot neutralité, et ignorent encore plus celui d'encyclopédisme.
Stella
25/12/2021 à 17:59
Bonjour,
Quelques précisions :
- La politique d’acquisition en 12 points est bien un texte de l’ABF et non de Bertrand Calenge (qui a, en revanche, énormément écrit sur la politique documentaire notamment le très célèbre Conduire une politique documentaire). Si je me trompe, je veux bien les références du document en question pour ma culture professionnelle
- Il n’est pas totalement impossible voire très probable que l’interview ait eu lieu avant la promulgation de la loi ce qui expliquerait ce léger décalage temporel, vous ne pensez pas ?
Voilà pour les 2 premiers points qui semblaient vous scandaliser.
Je continue
- Je ne vois nulle part écrit que la censure vient toujours de l’extrême droite, je vois même écrit que cela vient des 2 cotés. Il y a en effet 2 exemples cités, qui sont de notoriété publique, si vous en avez sur des mairies communistes, je vous laisse le soin d’en parler.
- Quant aux attaques contre le Blanc Mesnil et Sarah Knafo qui mériteraient une plainte pour diffamation, je ne les ai pas vues. Il est juste noté que la mairie va acheter plusieurs milliers d’ouvrages recommandés par une association, ce qui ne se fait pas en bibliothèque. Les bibliothécaires ont une politique documentaire, c’est à eux de choisir les documents qui y correspondent, pas une association.
Pour terminer, vos insinuations sur l’islamogauchisme (rien que le terme…) de la plupart des bibliothécaires, je crois qu’il vaut mieux en rire.
Bien à vous,
Une bibliothécaire
Gilles
04/01/2022 à 11:39
Merci de votre réponse à cette personne d'extrême-droite :)