Il y a des rencontres qui ressemblent à des hasards. Et des hasards qui ressemblent à des évidences. Celle de la France avec la lecture coulait de source : ce « peuple de lecteurs », comme le désigne Jean Castex, le Premier ministre, méritait bien une campagne d’envergure. La lecture, « une grande cause nationale », le président Emmanuel Macron l’avait promis. Hélas, les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent…
Le 02/12/2021 à 15:31 par Nicolas Gary
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02/12/2021 à 15:31
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Un communiqué de presse émanant de Matignon (en fin d'article), et passablement ignoré par les médias, fait état du « premier bilan de la grande cause nationale ». Signé Jean Castex, ce document donne le vertige : on n’en est plus à remplir les trous avec du vide, mais avec des fosses abyssales.
Tout bilan implique de regarder en arrière, et pour le coup, Matignon aimerait nous faire croire que l’État s’est engagé dans une politique « en faveur du livre et de tous ses publics » depuis 2017. L’enterrement du rapport Racine, censé redonner un souffle d’air aux auteurs, démontre qu’on pratique assidûment l’art de la vessie grimée en lanterne dans le gouvernement.
Matignon balaye ainsi les différents chantiers ouverts depuis le début du mandat Macron : le rapport Orsenna et les 60 millions € pour étendre les horaires d’ouvertures des bibliothèques. De fait, il n’y eut en réalité que 8 millions d’euros supplémentaires, fléchés vers cette question des horaires, sur les budgets déjà alloués. D’ailleurs, 440 projets d’extension d’horaires avaient été soutenus (et 500 désormais), avec près de 12 millions €.
Le problème n'est d'ailleurs pas tant que ces montants soient avancés : les inquiétudes portent plutôt sur la pérennité de cette aide de l'État aux collectivités, pour l'extension des horaires d'ouverture.
Du reste, les 10 millions € destinés à l’acquisition de livres pour les établissements de prêt s’intégraient au plan France Relance — pas vraiment dans la campagne Grande Cause Nationale. Il en va de même pour les aides évoquées — modernisation des librairies, 12 millions € ou encore Pass Culture déployé, 7 millions € sur 2 ans. Autant d’éléments plus motivés par la Covid, que par la valorisation de la lecture.
Il en va de même avec les opérations présentées comme tournées vers l’avenir — et qui sont installées dans le paysage depuis plusieurs années. Le plan Bibliothèque d’école a été monté en 2018, les Petits Champions de la lecture sont à l’initiative du Syndicat national de l’édition depuis 2012 (si, si… une vraie nouveauté), de même que le dispositif de lecture pour les vacances : il consiste à offrir un (splendide, certes, mais néanmoins) exemplaire des Fables de La Fontaine aux élèves de CM2.
Passons sur la demi-heure d’éloquence, création de Jean-Michel Blanquer à la rentrée 2019 ou le concours de François Busnel, Si on lisait à voix haute, démarré en 2019 — auquel le gouvernement s’est associé.
Quant au Fauve des lycéens qui implique 1000 élèves pour le choix de leur BD favorite, Franck Bondoux sera ravi de découvrir que le Premier ministre en salue l’initiative. Surtout après que le ministère de la Culture a refusé des aides pour le Festival de la BD d’Angoulême qu’il organise.
Tout cela est bel et bon (ou grotesque et affligeant, tout dépend…) car en somme, ces éléments tournent déjà. Alors quid de cette fameuse année d’une lecture en Cause Nationale ? Jean Castex évoque un alléchant « effort exceptionnel en direction des publics ». Et de citer les opérations déroulées en 2021, Premières pages (démarrée en 2009) et Des livres à soi (expérimenté dès 2016…). Sans commentaire.
Autre point : « La politique contractuelle pour le développement de la lecture dans les territoires les plus difficiles s’est considérablement intensifiée : 283 contrats territoires lecture et contrats départementaux ont été signés en 2021, contre 145 en 2017. »
On reste encore loin de ce qu’on imagine être une Grande cause nationale. Et c’est ici qu’intervient, pour la première fois, la question budgétaire pour 2022.
Notons qu’en juillet dernier, le Centre national du livre était encore dans l’attente des arbitrages du Projet de Loi de Finances 2022. « Nous ne savons donc pas encore si les demandes de crédits que nous avons formulées pour accompagner la grande cause nationale et structurer des actions nouvelles avec les associations du secteur pourront être satisfaites », indiquait alors l’établissement.
Matignon fait état de la mobilisation d’une « enveloppe exceptionnelle de 1,5 million € » par le CNL. Mais la somme ne relève pas d’un soutien de l’État : l’argent est pris sur les deniers du Centre — sur le plan de relance, les aides pour les libraires, les éditeurs ? Non, en fait, le fonds de roulement de l'établissement...
Avec cette somme, que faire ? Eh bien, mettre « les enfants, les jeunes et les publics les plus éloignés de la lecture », au cœur de l’action. Ainsi, des résidences d’auteurs sont prévues : 250, dont 100 en milieu scolaire et 50 en colonies apprenantes. Rappelons que durant l’année de la BD, une centaine avait été financée, avec 60 difficilement pourvues.
Mais également soutenir des actions que portent les associations engagées pour la lecture, sous l’égide « Un peuple de lecteurs ». Là encore, le CNL vient en renfort, avec ses ressources propres. Le Quart d’heure lecture en écoles, qui a plusieurs années, et les Nuits de la lecture (pour 2022 pilotées par le CNL et plus la rue de Valois) seront amplifiés.
« Enfin, dès le début de l’année 2022, le CNL lancera une grande campagne de communication pour promouvoir le plaisir de lire », conclut Jean Castex. S’il reste un peu de budget, Konbini acceptera certainement de faire une vidéo, avec un geste commercial…
Pascal Perrault, directeur du CNL, souligne que le Centre présentera plusieurs de ses actions à l’occasion de la Nuit de la lecture — notamment « des synergies avec le ministère de l’Éducation nationale, pour développer des rencontres dans les écoles ». De même avec les collectivités territoriales, les conventions passées devront approfondir l’action.
Enfin, le volet lectorat est très présent pour le Centre, qui a multiplié les conventions avec des opérateurs. L’une des intentions est d’ailleurs de mettre en lumière le travail des associations et pour ce faire, le CNL a apporté un véritable soutien, économique entre autres. Mais de l’argent en plus de l’État, non, il n’en est pas question.
Mais l’indigence absolue se dévoile quand Jean Castex invoque le véritable grand projet : « Une campagne d’appel à la générosité publique autour de la lecture comme facteur de lutte contre l’exclusion. » De fait, les associations et organismes concernés seront pour 2021/2022 réunis sous un collectif Alliance pour la lecture.
Labellisés Grande cause nationale, ils auront la possibilité d’effectuer des communications gracieuses à la télévision, « pour encourager le bénévolat et susciter des dons en faveur d’actions d’inclusion sociale par la lecture, au service de plus de 10 millions de personnes dont le handicap, les troubles neuro-divergents, l’isolement, l’illettrisme, l’analphabétisme, ou la grande précarité freinent ou empêchent l’accès au livre et à la lecture ».
Un appel aux dons, qui fait de la Lecture Grande Cause Nationale une sorte de Téléthon, voire de Restos du Cœur — une excellente manière de se dégager du problème. Non que les bénéficiaires ne soient pas en attente ni en demande de ressources pour ce faire : solliciter les Français pour qu’ils payent l’opération de communication d’Emmanuel Macron, à quelques mois des présidentielles, laisse un vilain goût de carton dans la bouche.
De fait, le label officiel que représente la Grande Cause Nationale — instauré en 1977 — permet bel et bien d’organiser des campagnes de générosité publique, autant que de passer des spots télé et radio gratuitement. Selon les explications apportées par le gouvernement, « le label permettra à des organismes, à but non lucratif, qui souhaitent organiser des campagnes de communication faisant appel à la générosité publique, d’obtenir des diffusions gratuites auprès des sociétés publiques de radio et de télévision ».
Mais ne confondons pas l'agrément, accordé à des organismes et associations, avec l’implication attendue de l’État qui devient partenaire économique. Car, et c’est bien là l’enjeu, il reviendrait plutôt par un financement des pouvoirs publics de rendre probante la Grande Cause Nationale. Pas uniquement en tapant dans les économies des contribuables… Ah, si ?
De fait, le gouvernement joue habilement : en établissant une Grande Cause Nationale, l’objectif est bien d’apporter de nouvelles possibilités de financement à des organismes, tout en se dégageant tant politiquement qu’économiquement du sujet. Surtout économiquement, le rapporteur des finances publiques y est très sensible.
Retour en 2018, à titre d’exemple édifiant : la Cause, cette année-là, fut « la lutte contre les violences faites aux femmes ». Raphaëlle Rémy-Leleu, porte-parole d’Osez le féminisme, avait fort bien résumé la situation : « Et pour les fonds et la volonté politique ça se passe où ?! »
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les associations avaient reçu de Marlène Schiappa l’assurance de la création du fonds Catherine, prévoyant un million d’euros. « On ne peut pas faire une grande cause nationale avec un million d’euros. Cela suffit d’attendre », déplorait Céline Piques, autre porte-parole d’Osez le féminisme sur France TV Info. « C’est 500 millions d’euros qu’il nous faudrait pour avoir les mêmes résultats qu’en Espagne, qui a mis en place depuis 15 ans une réelle politique volontariste de lutte contre les violences. »
Or, comme l’avait indiqué Marlène Schiappa en 2017, la GCN est financée par l’Élysée et Matignon. Ou pas. Et rappelons aussi qu’il revient aux organismes retenus de financer la création du spot publicitaire qui sera diffusé.
Le Syndicat national de l'édition, sollicité pour une analyse, n'a pas encore répondu à nos demandes. De même, Matignon a fait du silence sa Grande Cause Personnelle sur le sujet des financements.
Conclusion : ce n'est ni une Grande Cause ni une Cause Nationale. C'est une blague.
NdR : En matière d’affronts, le gouvernement s’y entend et prend exemple au plus haut. Le plan d’investissement France 2030 exposé le 12 octobre dernier par Emmanuel Macron positionnait parmi les grands chantiers le domaine culturel. Avec cette mission : « Placer la France à nouveau en tête de la production des contenus culturels et créatifs. » Accessoirement, c’est également le seul des 10 objectifs présentés qui ne dispose pas de chiffrage financier. (voir le document officiel)
Le programme du président est à ce titre limpide : « Je ne pense pas du tout que ce soit à la puissance publique de développer les industries culturelles et créatives de demain. Mais dans le pays de COLBERT, des manufactures, de MALRAUX, nous avons cette tradition et il faut d'ailleurs l'assumer en la modernisant. Le rôle de la puissance publique est de déclencher des pratiques d'investissement et la création de filières, en tout cas, sa consolidation. Et donc, l'objectif à travers justement ce huitième objectif, c'est véritablement, avec les acteurs, de déployer une stratégie d'investissement massive pour nos studios, la formation de nos professionnels et les investissements dans le développement, justement, de nos contenus. »
Le plan passe d’ailleurs sous silence le fait que la culture représente plus de CA et plus d’emplois que l’automobile ou le secteur aérien qui sont soutenus toujours les premiers dès qu’il fait un peu froid...
Illustrations © Terreur Graphique / ActuaLitté ; © Loïc Secheresse / ActuaLitté
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
8 Commentaires
LOL
03/12/2021 à 05:29
Il manque un ultime point à cet inventaire à la Prévert : l’achèvement de l'EN, notamment en détruisant le peu qu'il restait du bac, a fini de mettre à genoux la « fabrique des crétins ».
Il n'y aura plus de lecteurs en France, faute de successeur.
Jean-Pierre LAMIC
03/12/2021 à 11:21
Ce gouvernement se moque de nous en permanence !
Pour que la lecture puisse être, ou mieux, devenir, une cause nationale, il faudrait peut-être permettre aux écrivains d'écrire et de vivre de leur travail, ce qui me semble être la base pour que puisse exister la lecture...
Ensuite, il me semblerait opportun de permettre aux maisons d'édition de vivre, sans étrangler l'écrivain...
Et à ces dernières de bénéficier d'exonérations sur l'envoi des livres et l'abominable CFE (Cotisation Foncière des Entreprises)...
Oui Monsieur Castex, quand la Poste prend 8 euros 64 pour l'envoi d'un livre valant 20 euros, avec 40% allant aux grandes librairies, pensez-vous que l'écrivain a encore envie d'écrire ?
La Poste : Un scandale dont personne ne parle !
Et pourtant, ce serait la base de toute politique voulant favoriser la lecture : permettre aux écrivains d'écrire et d'en vivre...
NAUWELAERS
03/12/2021 à 17:44
Merci à ActuaLitté (et Nicolas Gary ici) d'accomplir le travail négligé lamentablement par les médias qui font passer de telles problématiques aussi importantes par-dessus les moulins !
CHRISTIAN NAUWELAERS
Catherine Liethoudt
03/12/2021 à 11:25
La lecture, "grande cause nationale" ?
C'est sans doute pour cette raison que l’Éducation nationale a sabordé ses propres éditions papier (éditions Canopé, ex éditions du CNDP et des CRDP) en décembre 2020. Résultat : de jolies collections d'albums jeunesse, en français, en langues vivantes étrangères et "régionales" cessent de paraître ou sont largement en train de s'épuiser. Il n'y a plus d'albums, plus de petits romans pour les écoliers. Or ces ouvrages étaient précisément faits pour être utilisés en classe de façon ludique et pédagogique. C'était notre rubrique "L’Éducation nationale incite les enfants à la lecture" !
François b
03/12/2021 à 12:22
Il n'y a pas que l'argent, les moyens pour développer la lecture. Éditant des livres pour public empêchés, comme l'on dit, et membre de l'Edition Jeunesse Adaptée (e-j-a.fr), je dois lutter contre les préjugés et les idées reçues du monde de l'édition et de l'éducation nationale. Il est étonnant de savoir que des professionnels de l'édition (et même des auteurs) ne savent pas comment un cerveau fonctionne pour lire (Ce n'est pas le cas de la section typographie à l'Université de Berkeley où les futurs directeurs artistiques découvrent comment les yeux et le cerveau lisent images et textes). Pire, l'enseignement des procédures cognitives chez l'enfant n'est pas enseignée aux futurs professeurs... qui doivent se débrouiller tous seuls ou aller se former à l'étranger. Science cognitive : un mot inconnu au ministère de l'éducation nationale français. Les syndicats ne veulent pas qu'on sorte du champ de compétences des enseignants. Or ce champ est très réduit... Il faut changer les esprits, ça ne coûte rien!
SamSam
03/12/2021 à 19:35
Un article critique et incisif...On souhaiterait en lire plus...
Josiane Frances
01/01/2022 à 00:16
Le livre rapporte beaucoup d'argent à des milliardaires certes mais le budget de l'État français n'est pas en mesure d'encourager la lecture. Pourquoi parce que l'industrie du livre sert des intérêts privés exclusivement. Je vois bien que quelques aides ponctuelles sont distribuées aux auteurs par les collectivités territoriales mais les auteurs concernés sont exclusivement ceux que les maisons d'édition ont choisi. Les autres, ceux qui d'auto éditent sont complètement ignorés. En somme les collectivités aident toujours les mêmes alors que l'auto édition fait aussi partie' du marché lucratif du livre.
SamSam
01/01/2022 à 11:56
Oui, tu as raison, c'est le cercle vertueux parfait. Vertueux, pas trop, mais bien cadenassé. Les petits éditeurs n'ont pas voie au chapitre, les auteurs non plus, a fortiori les auto-édités, sauf s'ils réussissent comme certains à vendre des caisses de bouquins. Et là, ô miracle, un éditeur se pointe.
Et les territoriaux sont dans la mouvance politique dominante : complètement acquis, soumis au Marché.
Ce qui engendre non seulement que l'argent, la reconnaissance vont tjs aux mêmes, mais la qualité est métastasée elle-même. Toujours les mêmes histoires exotiques, pas facile à lire, écriture "blanche", valeurs classes moyennes, impasse total sur les milieux populaires. Pas un seul héros du peuple, sauf sur le mode de la commémoration.... Le statut des auteurs est de plus en plus dégradé, la valeur littéraire ne compte que très peu.