Roimata a épousé Henri parce que l’amour les avait déjà unis alors qu’ils n’étaient que des enfants. Il avait accompagné leur enfance jusqu’au jour où Roimata a dû partir pour aller étudier, ailleurs, dans un pensionnat où son père, déjà veuf, juste avant de mourir, l’avait inscrite. Et le jour où elle a pu et décidé de revenir, des années après, elle n’a prévenu personne de son retour, préférant retrouver seule le chemin qui la ramenait vers la maison où elle savait que Henri et sa famille lui feraient bon accueil.
Ce jour-là, au soir de son retour, assise sur les rochers de la plage, Roimata avait observé, de l’autre côté de la baie, l’absence de « lumières de maisons » et « les ombres » qui se pressaient autour de la maison de réunions. Alors elle a compris que les ombres étaient là pour accompagner un défunt et sa famille. Aussi, elle n’a pas voulu « entrer seule dans la maison de la mort » et a attendu le lever du jour pour se joindre au cortège des autres visiteurs.
Douze ans avaient passé depuis son départ et c’est le jour du décès de la mère de Henri qu’elle était revenue pour mêler ses pleurs à ceux qui sont là pour accompagner le départ de la défunte.
Ce n’est que le soir qu’elle a réussi à se rapprocher de Henri qui a compris que Roimata ne venait « pas pour [sa mère], mais bien pour lui » ! Et il a été heureux.
Depuis, le temps a passé encore. De leur mariage sont issus quatre enfants, James, Tangimoana, Manu et Tokowaru-i-te-Marama. Ils habitent une ancienne maison au bord de la mer, au centre de la courbe de la baie, au milieu des autres maisons de la famille Tamihana, pas très loin de la maison de réunions où Mary, la sœur de Henri, va tous les jours « nettoyer et cirer » les bois de la construction « avec sa brosse et ses chiffons ». Travail qu’elle effectue en chantant. Seule.
Mary est un peu plus âgée que Roimata, mais cette dernière a toujours su qu’elle devait s’occuper de Mary, trop sage, trop bonne, trop fragile. Mary est la véritable mère de Tokowaru-i-te-Marawa, mais on ignore qui est le père. C’est Roimata qui a sauvé Toko, le jour de sa naissance, quand Mary, un peu perdue après son accouchement solitaire, s’est avancée dans l’océan avec son enfant dans les bras au risque de le noyer. Et Toko est devenu son quatrième enfant.
Alors ils vivent tous là. Toute la famille. Les enfants apprennent des anciens et aussi de Roimata qui aurait pu être institutrice. Et c’est la terre qui les nourrit, car, quand « le travail a cessé pour de bon », Henri est revenu travailler les champs autour du village, car « tout ce qu’il [leur] faut se trouve ici » : les fruits de la Terre, les fruits de l’Océan, les fruits de leur travail. Sur la Terre où les ancêtres sont enterrés et d’où ils veillent sur la famille comme ils l’ont toujours fait. Comme y étaient revenus tous ceux qui avaient aussi perdu leur travail. Pour s’occuper, des terres, pour les « récupérer » quand on les leur avait « retirées », pour « conserver [leur] langue », pour avoir « plus d’espoir ».
Envers ou contre toutes les manigances du progrès et de l’argent.
Certes, ce livre est une magnifique découverte et Patricia Grace une merveilleuse écrivaine. Mais là, je voudrais particulièrement souligner le travail exceptionnel de traduction accompli par Jean Anderson et Marie-Laure Vuaille-Barcan qui ont su reconstituer une ambiance, un rythme, un phrasé passionnants malgré toutes les difficultés que peut constituer l’ancrage viscéral de ce texte dans la culture maorie tant dans la langue que dans les traditions dans lesquelles il se déroule. La matière de base est, à l’évidence, d’une très grande qualité de la part de l’autrice, elle est superbement restituée par les traductrices.
Sortant des lectures récentes d’ouvrages en lien avec les politiques d’éradication culturelle des Inus au Québec (cf. Kukum et Maikan de Michel Jean), j’étais particulièrement réceptif à l’histoire que raconte ce livre qui, d’une vie dure, mais sereine va basculer dans les affres du combat entre le pot de fer (le pouvoir, l’argent, la force, la sournoiserie, le mensonge…) et le pot de terre (une communauté autochtone qui tente de préserver sa culture, sa terre, son mode de vie, son tissu traditionnel, sa vision du monde…) sur fond de négation des cultures autochtones.
Ici comme dans de nombreux autres ailleurs, s’élève le cri (que tant de volontés diverses tentent, par tous les moyens possibles y compris les plus lâches et les plus fourbes, de rendre inaudible) d’un village d’agriculteurs-pêcheurs refusant de vendre ses terres sur lesquelles « on » (une sorte de monstre invisible et omniprésent sinon omnipotent) voudrait installer une structure de villégiature pour gens fortunés auprès desquels, eux, les autochtones, seraient promis à des tâches subalternes, sans intérêt, les coupant de toutes leurs racines et les exilant dans un mode de vie où toute leur culture, tout leur passé serait, de fait annihilé ! Des HLM pour y entasser des hommes auparavant libres. Promis à un asservissement, à une quête d’argent sans fin et illusoire dans des métiers sous-payés qui ne permettront jamais de sortir la tête de l’eau !
(Ab)usant du forcing biaisé de l’intérêt public, « on » veut passer outre cette relation ombilicale d’êtres vivants avec leurs ancêtres, avec leur passé, avec l’avenir qu’ils se construisent, et « on » s’appuie sur des corruptions, des petits arrangements entre amis pour parvenir à ses fins.
L’acculturation imposée à la « pauvreté choisie » par une « race brisée ».
Mais ce livre est un cri d’espoir ! Roimata et Henri sont un pot de terre indestructible et leurs enfants, leurs familles sont inébranlables dans leur attachement à la terre de leurs ancêtres. Même si, comme Jean Ferrat le chantait, certains « quittent […] le pays/pour s’en aller gagner leur vie/loin de la terre où ils sont nés/ », ensorcelés par les lumières fascinantes de la ville, par « le formica et le ciné » !!!…
Avec simplicité, poésie, mais aussi avec beaucoup de force, de fermeté, de détermination, Patricia Grace propose là un récit magistral qui montre toutes les lettres de noblesse que peuvent posséder ces peuples (Maori, Inus, Samis,…), bien loin des clichés infériorisant que les colonisations véhiculent partout et en tout temps. Elle nous montre qu’il existe d’autres chemins pour accéder au bonheur et qu’il n’est pas vain de s’interroger sur nos priorités et sur le sens que nous leur donnons collectivement et individuellement.
Par Mimiche
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 02/09/2021
240 pages
Au Vent des Iles
18,00 €
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