L’Arbre Vengeur, jamais en reste pour nous surprendre, nous offre aujourd’hui un très beau livre (sur la forme et le fond), Maîtres du Vertige, qui regroupe six romans de science-fiction — ou plutôt de « merveilleux scientifique », ayant été écrit par des auteurs de langue française du début du vingtième siècle… L’occasion, pour tous les curieux, épris de bonne littérature, de découvrir, non plus un seul auteur oublié, mais toute une littérature « ensablée », un continent, aurais-je envie de dire, dont j’ignorais jusqu’à l’existence. Par Hervé Bel.
Le 08/11/2021 à 16:26 par Les ensablés
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Publié le :
08/11/2021 à 16:26
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Si le mot « science fiction » (sans trait d’union) est inventé en 1929 par un américain du nom de Gernsback dans sa revue Science Wonder Stories, le genre littéraire auquel il se réfère est une création avant tout française et anglaise qui remonte au XIXe siècle, ainsi que nous l’apprend la très passionnante et copieuse préface de Serge Lehman, formidable érudit et par ailleurs romancier.
En France, la « science-fiction » (avec trait d’union) s’est d’abord appelée « roman scientifique », avant d’adopter celui de « merveilleux scientifique » proposé par Maurice Renard (1909). Serge Lehman a recensé à peu près trois mille œuvres du domaine français relevant du genre, mais, selon Costes et Altairac dans, Rétrofictions, encyclopédie de la conjecture romanesque rationnelle francophone, le nombre pourrait être multiplié par deux ou trois.
Cet oubli total, incroyable si l’on y songe compte tenu de la quantité des romans en cause, a plusieurs explications, mais Lehman en retient principalement une : l’incapacité du genre à dépasser le statut de genre littéraire pour se constituer en monde culturel autonome, comme cela s’est produit aux États-Unis. À deux exceptions près, Régis Messac (voir notre chronique sur Quinzinzilli) et Georges H.Gallet, nous n’avons pas eu ici, dans l’entre-deux-guerres, les passionnés capables de prendre en main le domaine, d’en désigner les classiques (…).
Il est possible désormais de réécrire une histoire du roman scientifique, non plus depuis les États-Unis, mais de l’Europe, comme s’y essaye Serge Lehman dans sa préface. Le genre serait né en 1787 avec le lancement d’une collection intitulée Les voyages imaginaires (reprenant par exemple Micromégas de Voltaire, le récit de Cyrano de Bergerac, etc.). Cette collection servira de modèle aux Voyages extraordinaires de Jules Verne sans conteste un des pionniers décisifs de la science-fiction.
J’avoue ma surprise en découvrant que Jules Verne a été très influencé par Edgar Poe (on ne cesse d’apprendre). On connaît l’Edgar Poe à l’origine du roman policier, avec son inspecteur Dupin, le génial auteur de nouvelles du genre fantastique (La chute de la Maison Usher, pour ne parler que de celle-ci, chef d’œuvre absolu de beauté) ; on l’oublie en revanche en tant que créateur de textes qui annoncent le « merveilleux scientifique » Euréka, les souvenirs de M. Auguste Bedloe, et bien sûr Les aventures d’Arthur Gordon Pym (1838) dont Jules Verne écrira la suite. Seuls les frères Goncourt comprirent que Poe ouvrait la porte à un nouveau genre littéraire.
Jules Verne va influencer deux générations d’écrivains, dont Emile Driant, plus connu sous le nom de Danrit dont nous avons parlé ici.
À côté de cette influence « vernienne », celle de l’astronome Camille Flammarion, spirite à la fin de sa vie (nul n’est parfait), mais créateur de la Société Astronomique de France, auteur de l’Astronomie populaire, mais aussi, capital pour le sujet qui nous occupe, de La pluralité des mondes habités qui s’interroge sur la vie extra-terrestre.
Il ne s’agit pas ici de refaire la préface de Serge Lehman et il serait vain de vouloir la résumer (elle aborde longuement la portée des œuvres de Wells, ce que nous ne faisons pas ici)… Comptant plus de cent pages, elle explique la généalogie du genre, révèle les figures majeures à partir la fin du XIXe siècle (Verne meurt en 1905). Parmi celles-ci, Maurice Renard, Jarry, Gustave Le Rouge, et, quelqu’un de moins connu dans le genre, mais tout autant crucial, Rosny l’aîné, que la postérité retient comme l’auteur qui inspira le film La Guerre du feu, et l’un des membres de l’académie Goncourt dont il finira par être le président.
Son œuvre est plus vaste qu’on le pense : elle embrasse non seulement la préhistoire mais aussi la fin du monde avec des romans comme La force Mystérieuse, La mort de la terre. Il est aussi celui qui déclare que le naturalisme n’est plus à l’ordre du jour, qu’il doit être dépassé. Rosny n’est pas qu’un littéraire, c’est un scientifique, un matheux, intime des Curie, Langevin etc.
Avec Rosny, écrit Serge Lehman, commence réellement la SF et sa galerie d’intelligences non-humaines incompréhensibles, de mutants (…). Il ajoute, et nous ne pouvons que nous étonner avec lui : Que ce personnage étonnant, dynamiteur du naturalisme, père du récit préhistorique et de la science-fiction moderne (…) ait été presque totalement oublié au pays de la littérature est une énigme frustrante.
Parmi les six romans proposés dans Maîtres du Vertige figure justement un roman de Rosny l’aîné, Les navigateurs de l’infini (1925).
Alléché par la préface, je n’ai pas été déçu par cette histoire. À bord d’une fusée appelée Stellarium (en « argine sublimée »), trois jeunes gens voguent vers la planète Mars :
La prodigieuse vitesse qui nous entraîne équivaut à une suprême immobilité (…) rien ne décèle le bolide lancé dans les solitudes interstellaires (…) Nous venons de déjeuner : extrait de café, pain et sucre « reconstitués ». Un léger supplément d’oxygène nous a mis en appétit et presque en gaieté.
Mars est-elle habitée ? Sera-t-il possible de l’exploiter ? Telles sont les questions que se posent nos trois « astronautes » (1). Enfin, après de longues semaines de voyage, Mars cesse d’une étoile, la figure de la planète se dessine, et il faut « atterrir ». Bien vite, les explorateurs découvrent qu’il existe une vie sur Mars :
Des corps plats, de couleur orange, avec des taches bleues, avec des prolongements en lanières, pattes ou pseudo-pattes, sur lesquelles ils semblaient glisser plutôt que marcher. (…) Une affreuse et colossale créature venait d’apparaître, comparable par la taille à l’iguanodon, au Léviathan biblique, aux cachalots (…) « Environ quarante mètres de long… quinze de large !murmurai-je.
En lisant ces lignes, on songe à Dune et ses vers géants hantant les sables de la planète Arrakis, dans le roman de Frank Herbert (1965).
Ces monstres sont en train de coloniser la planète. Nos cosmonautes découvriront bientôt qu’il existe un peuple de martiens civilisés, aux figures plates, avec de multiples yeux. Les femelles ont des yeux merveilleux… Leur existence est menacée. Il faudra lire pour connaître la suite.
C’est assez étonnant au bout du compte de découvrir la modernité du texte pourtant écrit il y a près de cent ans.
Les cinq autres textes de l’anthologie présentent d’autres aspects du merveilleux scientifique à la française, l’un deux évoquant presque les horreurs de Lovecraft. À noter également un récit La terreur rose de Jean Ray (auteur de l’extraordinaire Malpertuis). Et puis un texte étrange, intitulé Où de Claude Farrère, académicien que je croyais, pour avoir survolé sa biographie… Très académique ! Mais voilà comment commence son roman :
Où — Je ne sais pas
Je ne sais pas, je n’ai jamais su, je ne saurai jamais. Nul doute là-dessus.
Je ne sais pas où, — où c’est.
C’est ailleurs — Somewhere down, est-il écrit — Où mon imagination n’imagine pas. Hors les trois dimensions, probablement…
Voilà, on y est !
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 01/10/2021
482 pages
L'arbre vengeur
25,00 €
3 Commentaires
kelticLago
08/11/2021 à 19:25
Merci!
Vous me mettez l'eau à la bouche et voilà un livre de plus sur ma liste (il va falloir que je négocie une vie plus longue pour finir ma pile qui, sans cesse, grandit)!
Et puis si certains me lisent ici, je ne saurais trop leur recommander "La mort de la terre" qui est vraiment un superbe récit!!
Franck
10/11/2021 à 18:39
Bonjour,
Ça me rassure de ne pas être le seul à avoir trop de livres en attente.....
Physiques ou numériques.
Nouri
17/11/2021 à 10:05
Oh rassurez vous, vous n'etes pas seul qui a plus de livres a lire que du temps pour les lire....
Avez vous des suggestions pour le fantastique et merci