REPORTAGE – Depuis six ans, les écoles exprimaient un besoin réel en termes de prêt numérique : si différentes solutions existent pour ce qui touche aux manuels scolaires, la fiction, le documentaire et plus largement les œuvres jeunesse, elles, restaient les parents pauvres dans le système pédagogique. Pour y répondre, Bibliopresto a planché, avec les acteurs de l’édition québécoise, pour aboutir à Biblius.
Biblius - photo d'illustration
En février dernier, Bibliopresto, organisme à but non lucratif dédié à soutenir la création d’outils et services soutenant l’action des bibliothèques — toutes les bibliothèques — signe avec le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES). L’objectif est de parvenir avant décembre 2019 au développement d’une plateforme opérationnelle sur un plan technique aussi bien que juridique, qui sera ensuite déployée dans les bibliothèques scolaires du Québec. Mi-septembre, le site Biblius voit le jour.
Jean-François Cusson, directeur général, souligne : « Pour les écoles, aucune offre — sinon quelque chose de très chaotique — n’était disponible : que ce soit en termes d’accessibilité, pour les élèves en situation de handicap, la solution restait à concevoir. » Et pour cause, les alternatives n’avaient rien de reluisant : piratage, dans le pire des cas, achat avec remboursement, fichiers transmis sur clef USB…
Bibliopresto avait la charge de monter une plateforme adaptée tant aux enfants qu’aux enseignants — tout en offrant un modèle économique acceptable pour les éditeurs. Or, les mésaventures techniques, lors d’expérimentations précédant le projet, n’ont pas manqué — à commencer par les mesures de protection, note Nancy Lusignan, chargée de ce projet pour Bibliopresto.
« La DRM Adobe, déjà peu commode pour le grand public, devient impraticable pour des scolaires », reprend le DG. « D’abord, il faut avoir plus de 13 ans pour créer un compte Adobe : rédhibitoire pour une immense partie des élèves du Québec. » Et du reste du monde par ailleurs. Longtemps vue comme l’outil idéal, sans que l’on sache vraiment quel était cet idéal, la DRM Adobe « est aujourd’hui considérée comme incapable de protéger des fichiers », insiste un acteur français. De là l’essor de mesures techniques de protection comme LCP, la DRM allégée qui prend son envol.
Pour autant, parler de publics scolaires revient à évoquer l’impératif d’une mesure technique de protection simplissime, dans le cadre d’un usage pédagogique. « D’autant que l’on parle d’un catalogue de littérature jeunesse et pas de manuels scolaires », insiste Jean-François Cusson.
Si la base des réflexions repose sur le principe 1 exemplaire = 1 utilisateur, le principe impose également une fluidité pour l’enseignant. « S’il en vient à se demander comment cela fonctionnera, alors les ouvrages ne seront pas utilisés. » D’un côté, la nécessité d’une immédiateté et d’un usage intuitif, mais de l’autre, le besoin pour les éditeurs de vendre des livres — donc de parvenir à une solution financièrement viable.
« L’ANEL a mis en place un comité, qui est en négociation avec Bibliopresto pour parvenir à une solution qui convienne à tous », indiquait à ActuaLitté Richard Prieur, directeur général de l’Association nationale des éditeurs de livres. De fait, si les pistes ont avancé, la solution doit encore faire l’objet d’une contractualisation. « Cela avance bien. » Rassurant.
Concrètement, Biblius se dirige actuellement vers une offre de collection centralisée, qui sera proposée au niveau national. « Il demeure impératif de ne pas discriminer les élèves suivant les régions du pays : nous envisageons de constituer un socle commun de 2000 titres, peu ou prou. » Un volume que les commissions scolaires bonifieront grâce à l’enveloppe budgétaire débloquée par les autorités.
« Aujourd’hui, Bibliopresto reçoit une somme, mandaté par le ministère, pour proposer et mettre en place cette offre. Pour monter la liste, des bibliothécaires scolaires, en collaboration avec des conseillers pédagogiques, des techniciens en documentation, des enseignants du primaire et du secondaire ont apporté leurs connaissances. » L’avantage réside d’ailleurs dans l’engagement du ministère, qui a débloqué des fonds spécifiquement pour Biblius, d’une part, et l’accompagnement des commissions scolaires, dans la perspective d’enrichir l’offre commune.
Et l’opération, une fois les questions économiques réglées avec les éditeurs, prendrait une belle tournure. Des groupes français comme Madrigall et Actes Sud ont déjà manifesté leur intérêt. « Même si l’ebook, dans le milieu scolaire, fait peur, il ne faut pas oublier que les éditeurs français avaient expérimenté le prêt numérique en bibliothèque au Québec, avant de l’exporter en France », sourit Jean-François Cusson.
Bande dessinée, albums, romans, documentaires, le projet Biblius n’écarte aucun genre : il faudra satisfaire près d’un million d’élèves, « ce qui implique une forte diversité ». Tout en faisant émerger au cours des prochaines années, un marché inédit encore : « Le socle de départ doit avoir de solides assises. D’ici à quelques années, on peut anticiper que le projet contribuera fortement à soutenir et faire fructifier le marché de l’édition numérique jeunesse. » Pas de montants difficilement engagés, mais la perspective de relais de croissance pour ce segment.
En outre, Biblius s’associe avec des universitaires, comme Nathalie Lacelle. Professeure en littératie médiatique multimodale au département de didactique des langues à l’Université du Québec à Montréal, elle proposera à ses doctorants d’analyser le projet : documenter, vérifier les fonctionnements, les usagers… le tout dans la perspective d’un livre blanc autour de l’édition numérique jeunesse.
« Nous disposerons pour la première fois d’informations nationales quantitatives et qualitatives, sur les modes de lecture : comment lisent les garçons de 13 ans, quels sont les titres les plus sollicités, et ainsi de suite », se réjouit Jean-François Cusson. Avec, de surcroît, l’entrée d’audiolivres dans l’offre — certainement via une synthèse vocale dans un premier temps – qui complétera le spectre de l'analyse.
Quid alors du domaine public ? « Évidemment, cela garantira des collections plus larges. Mais comme on dit ici : “Less is more.”. Pour pleinement profiter des œuvres qui ne sont plus sous droit, il faut une curation spécifique. Copier-coller les textes du Projet Gutenberg n’aurait aucun sens sinon celui de la masse. Et ce n’est pas notre propos. »
Plus encore, le gage qualitatif est fondamental : les EPUB proposés doivent être de bonne facture. « Si les textes plaisent, les enseignants apprécieront peut-être d’apporter leurs commentaires personnels. On imagine volontiers des informations qui serviraient d’appareil critique et plus encore, de supports de cours partagés, pourquoi pas ? Le dépôt de matériel pédagogique sur le site est possible ! »
Enfin, dans un territoire comme le Canada, difficile de mettre de côté la nécessité d’une inclusion. « Françoise Armand, de l’Université de Montréal collabore déjà avec Les 400 coups et La Courte échelle, autour d’un programme spécifique : Elodil. » Pour ce dernier, 11 albums ont été traduits en 20 langues, dont des langues de migrants et d’autres autochtones. « Dans une quinzaine de cas, ont été enregistrées des versions audio », souligne Jean-François Cusson.
Elodil (Éveil au Langage et Ouverture à la Diversité Linguistique) repose sur la conception de classes d’accueil, en mesure de proposer des textes jeunesse pour des enfants nouvellement arrivés. « Nous devrions intégrer ces œuvres à Biblius prochainement, pour que toutes ces versions multilingues soient accessibles, à l’ensemble de la Province. »
Une méthode claire pour engager les enfants, tout en rassurant et impliquant les parents. « Le simple fait d’être en mesure de lire un livre venu de l’école à son enfant, parce qu’il est dans sa propre langue est une mesure d’intégration importante. » Rajoutons une couche de ludification — on ne dit pas gamification au Québec… — des questionnaires pour orienter la lecture et d’autres supports d’étude : voici une grande, grande idée.
Le budget d’acquisition des bibliothèques scolaires, récemment bonifié à 20 millions $, démontre une fois encore l’engagement du ministère. « On ne parle pas de choisir comment dépenser le précédent budget, mais de disposer de sommes pour acheter de nouvelles collections à l’avenir. Tout l’enthousiasme autour de Biblus repose sur cette facilité qu’ont engendrée ces moyens supplémentaires. » Y compris chez les auteurs et éditeurs, bien entendu.
Et pour tordre le cou aux bas de plafonds : non, Biblius n’a pas vocation à remplacer les livres papier. « Avec l’ajout d’un volet numérique à la bibliothèque scolaire, les enseignants choisiront : rien n’est imposé. Un professeur pourra simplement travailler avec 20 ouvrages papier pour 20 élèves, et les collections numériques de Biblius pour des publics dys-. L’important reste de fournir des outils qui n’excluent personne. »
Dossier - Prêt de livre en bibliothèque : l'avenir de l'ebook au sein de l'Europe
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
1 Commentaire
Daniel Marquis
09/12/2019 à 15:41
:bug: Si j'étais prof j'opterais pour 20 exemplaires sur papier pour 20 élèves. Livrables en une semaine ! Les livres peuvent être lus en classe sans tracas, apportés à la maison et serviront l'année suivante ..et l'année suivante ..et l'année suivante Entre-temps les usagers des versions numériques seront à la merci des requins : Apple/Android pour les appareils, le lobby des libraires, des éditeurs, des auteurs, des fonctionnaires des ministères impliqués et de la plate-forme retenue.