Mouvement de solidarité assez peu commun entre auteurs : suite à la rupture de contrat unilatérale décidée par l’éditeur Albin Michel, Éric Zemmour était chassé du foyer de la rue Huygens. Si la proximité entre les deux hommes est connue, la décision de l’ex-député européen laisse entendre un sous-texte plus profond. Quoi qu’il en soit, Albin Michel vient de perdre un nouvel auteur. Et pour certains, la série ne fait que commencer.
Le 30/06/2021 à 10:11 par Nicolas Gary
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30/06/2021 à 10:11
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Que l’on ne s’y trompe pas : le polémiste Zemmour, renvoyé par son éditeur, n’a pas attendu qu’on vienne lui faire la cour pour publier son prochain ouvrage. De fait, sur son site, sont déjà présents des liens de vente pointant vers Amazon. De quoi envisager sérieusement que le prochain éditeur serait le géant américain ? Il se pourrait bien que la réponse s’impose. Mais nous y reviendrons.
EXIT: Albin Michel dégage Éric Zemmour
De fait, la décision de Philippe de Villiers laisse entendre d’autres choses :
Le politicien n’hésite pas avec les grands mots : « auteur d’une telle qualité », « censuré ». On sort l’artillerie lourde. Or, lourd, Zemmour l’était dans les chiffres de ventes : plus de 12,3 millions € générés depuis son premier livre chez Albin, avec plus de 540.000 exemplaires vendus (données Edistat). Alors oui, la rue Huygens perd un sérieux client.
Plus ancienne, la collaboration avec Philippe de Villiers débutait en 1992 avec Notre Europe sans Maastricht. Mais sur les seules vingt dernières années, Philippe de Villiers n’en a pas moins exercé de poids que son collègue Zemmour sur les finances de l’entreprise.
Entre 2003 et 2021, il a publié dix ouvrages, majoritairement des essais (deux livres classés en littérature). Bilan : 552.325 exemplaires écoulés, pour plus de 11,45 millions €. Depuis 2014, Zemmour n’aura sorti que cinq ouvrages, pour des résultats assez proches. Ce sont donc deux auteurs à succès qui l’un se fait claquer la porte au nez, l’autre décide de la prendre. La conclusion est la même : l’image d’Albin Michel en pâtit. Vraiment ?
Voilà des années que la presse l’observe : Albin sert de vitrine à la droitisation de la société française. Ses auteurs les plus clivants sont là pour le démontrer — et si l’on ne compte plus dans les rangs Zemmour et de Villiers, il reste encore Buisson qui vient tout juste de revenir. Le politologue, après s’être fait refuser un livre par Albin – La cause du peuple –, s’était rendu chez Perrin ou Robert Laffont. Or, aucune des deux maisons n’avait eu à supporter des accusations de droitisation. Le retour de Buisson, signé avec La fin d’un monde. Une histoire de la révolution petite-bourgeoise, paru en mai dernier chez Albin avait relancé la petite musique médiatique : rue Huygens, on roule à droite.
Le Monde avait été le premier, en 2016, à dégainer l’argument, largement étayé et depuis approfondi par d’autres. Au risque de provoquer un léger agacement… chez les auteurs de la maison.
« Certains se sont plaints, en effet, de ce que leur éditeur était pointé comme celui de de Villiers et de Zemmour. Et dans les dîners en ville, devenir la risée des invités parce que l’on a un Zemmour en commun, certains l’ont de plus en plus mal supporté », atteste une proche de l’entreprise. Alors, de la droitisation, à la pacification, la méthode devenait simple : supprimer l’épine que l’on a dans le pied allait impliquer de trancher le membre. Radical autant que dangereux.
« Les pressions, tout le monde en a entendu parler. Sauf qu’il n’y a pas de droitisation : Francis Esmenard, anarchiste de droite s’il en est, voit avant tout la liberté de publier. Et bien entendu, la cash machine que représentent ces auteurs », assure un ancien de la maison. Voit, ou voyait, parce que la tendance est désormais inversée. « Oui, on peut estimer qu’un changement est en cours. » Et une fois cela dit, les regards convergent vers le nouveau président, Gilles Haéri.
Car la réaction de la maison en dit long : le communiqué diffusé hier indiquait que, pour le cas Zemmour, il relevait de la mission d’un éditeur « de publier des auteurs de toutes les sensibilités et de s’inscrire dans un débat d’idées contradictoire ». Sauf qu’avec les velléités politiques de Zemmour, soudainement, Albin se trouvait embarqué « dans un combat idéologique personnel, qui ne correspond tout simplement pas à la ligne éditoriale d’une grande maison généraliste comme Albin Michel ».
Diable : en quoi le dernier ouvrage de Philippe de Villiers ne relève pas d’un combat idéologique ? Le jour d’après développe la notion d’une « société disciplinaire » que les élites ont déployée grâce au prétexte de la pandémie. Quand Philippe de Villiers publie Notre Europe sans Maastricht, il est en 1992 engagé avec Philippe Seguin et Charles Pasqua dans une campagne sur le « non » au traité européen.
Pour d’autres, le communiqué était risible : « Gilles Haéri sous-entend donc qu’Albin ne publie que les potentiels candidats avec lesquels ils sont raccord. Étant donné le nombre de candidats qu’ils ont fait paraître, le spectre est large », raille une éditrice. « Prenons alors l’exemple d’Editis qui publie avec régularité un certain Mélenchon, qui est l’éternel candidat. Doit-on en déduire qu’Editis, voire Vincent Bolloré, est raccord avec la France insoumise, ou que tout cela relève d’une question de tolérance ? » Certes, avec des ventes qui, pour Mélenchon, sont bien moins significatives que celles de Zemmour, tout de même.
« Une guerre idéologique a cours : d’un côté, le besoin de changer d’image, de l’autre des enjeux managériaux qui permettront d’asseoir une légitimité auprès des équipes », analyse un observateur. « Et le coup de force avec Zemmour montre un point de rupture : Esmenard a pu être convaincu qu’il y avait plus à perdre de garder le polémiste, vis-à-vis des auteurs, des partenaires… peu importe en somme : il fallait faire sauter le soldat Zemmour. »
Travailler à gauchiser la maison Albin, pour répondre à des problématiques internes autant que des inquiétudes… voilà qui aboutit donc à limoger Zemmour. Au risque d’abonder, finalement, dans le sens de l’éditorialiste, car l'on passe du débat d'idées au silence des voix dérangeantes. D’autant plus délicat qu’aucune des condamnations de Zemmour ne découle de ses livres – point qui aurait peut-être justifié qu’Albin se sépare de sa poule aux oeufs d’or.
« Quand Zemmour part la semaine dernière en Hongrie dénoncer la cancel culture, il pointe cette méthode américaine où sont mis à l’index des personnes, pour leurs opinions, comportements qui dénotent furieusement avec le politiquement correct », relève un éditeur. « Le point préoccupant, c’est que l’on voyait cette tendance fleurir dans l’édition aux États-Unis, sans penser qu’elle frapperait aussi rapidement en France. »
D’ailleurs, réagissant à l’ostracisation de personnalités — souvent proches de Trump, ou plus à droite encore — s’est montée une maison d’édition, dont la ligne éditoriale repose sur la publication des voix conservatrices.
« Zemmour viré, c’est un mauvais, très mauvais message. S’il est facile de faire l’unanimité sur le bonhomme, en s’accordant sur le fait que c’est un sale type, quelle sera la suite ? De Villiers part, maintenant, par solidarité. Et déjà, en 2015, les trois hommes cherchaient des voies communes. »
Rappelons que le sulfureux personnage - récemment accusé d'agressions sexuelles et de comportement déplacé - reste malgré tout très présent médiatiquement. Entre CNews et Le Figaro Magazine, on a connu des polémistes plus « censurés ».
Maintenant, tout un chacun se tourne vers le prochain éditeur qui acceptera le fameux texte prévu pour septembre d’Éric Zemmour. La connexion évidente qui va de CNews – où il officie régulièrement – pour retomber sur Editis, laisse croire à certains que c’est là qu’il trouvera une place. Après tout, Vivendi possède les deux structures, le lien avec Vincent Bolloré est immédiat : la messe serait dite. Mais une question a pour le moment échappé : comment peut-on publier un candidat à la présidentielle ?
ActuaLitté a obtenu de nouvelles informations concernant les relations et échanges entre la maison d’édition et le polémiste. Des tractations à la hauteur de plusieurs millions d’euros ont cours entre les deux parties, certainement dans la perspective, d’un côté, d’une procédure juridique, de l’autre, de l’éviter à tout prix.
DOSSIER - Désavoué par l'éditeur Albin Michel : le cas Éric Zemmour
Crédit photo : Eric Zemmour et Philippe de Villiers
19 Commentaires
Sonic
30/06/2021 à 10:25
Eh ben très bien, puisqu'Albin Michel se prend pour un "woke" et sait mieux que nous ce qu'on doit lire ou pas, je le boycotterai. Il y a assez de médias et d'éditeurs à gauche, on n'en a pas besoin d'un supplémentaire.
Arno
30/06/2021 à 11:27
Ha oui, c'est clair, c'est tellement "woke" de pas vouloir publier un type condamné plusieurs fois pour incitation à la haine raciale, ha, que c'est triste, ça doit être tellement passionnant de lire ce qu'il a à dire.
Tout l'article vous explique que le bonhomme sera quand même publié mais vous en êtes quand même à dire qu'il y aurait trop d'éditeurs "de gauche", ce serait drôle si c'était pas triste.
kujawski
30/06/2021 à 12:48
Etrange... il n'y a plus de gauche en France, mais face au départ d'Albin de deux auteurs empestant la tentation néo-fasciste, certains voient des médias et éditeurs de gauche partout.
Soit celles et ceux-ci fournissent des noms d'éditeurs de gauche, soit elles/ils se taisent et sauvent leur dignité.
Pic
01/07/2021 à 08:00
Il n'y a plus de gauche en France ? 95% des journalistes sont de gauche ou d'extrême-gauche. On frise les 100% sur les médias publics payés avec les impôts français...
CHRISTOPHE AUBERT
01/07/2021 à 22:27
Au moins vous devez être satisfait, ce sont bien des impôts de "cheu nous", des impôts français môssieu...
CHRISTOPHE AUBERT
01/07/2021 à 04:55
On ne parle pas de droite ou de gauche, on parle théoriciens anti démocratie, doit-on à jamais les supporter au nom de la démocratie, tout notre paradoxe ? Quoiqu'il en soit l'homme est très présent, partout, envahissant même. Ainsi, je suis tombé deux fois sur Zemmour à la TV, ces deux derniers jours, une fois il profitait de la défaite de l'équipe de France de football, pour raconter des âneries sur du foot de droite et du foot de gauche, c'était aussi intéressant qu'une discussion de bar, moins un verre de bière. Et hier il en avait après le programme de réarmement français. L'homme jetait son programme de futur présidentiel. Même absence de la bière, mais même impression de bar, et de vide.
Georges V.
08/07/2021 à 11:57
C'est le travail de l'éditeur de choisir ce qu'il publie ou pas. Mais clairement, ils auraient dû faire leur choix plus en amont ; comme dit la formule, "donné, c'est donné...".
Redford
08/07/2021 à 12:03
En résumé, on passe d'un directeur éditorial qui ne pense qu'au pognon que rapporteront les livres, à un directeur éditorial qui s'intéresse aux idées que ces livres véhiculent.
Apparemment, cela déplait.
Drôle d'époque.
Lio
30/06/2021 à 13:01
Mais personne n'a rien demandé, c'est la décision de d'Albin-Michel. Moi la question que je me pose c'est la vraie raison pour laquelle il a foutu Zemmour à la porte.
A mon avis, je pense que c'est peut-être un conflit entre eux et que le motif pour virer Zemmour est tout trouvé.
Cromanche
30/06/2021 à 14:14
Je lis partout que Francis Esménard n'est plus le patron d'Albin Michel, et qu'il a été remplacé par Gilles Haéri. Restons sérieux. Si Francis Esménard, petit-fils d'Albin Michel, le fondateur de la maison qui porte son nom, en a bien confié la présidence, ainsi que la direction générale de la holding du groupe, à Gilles Haéri, il conserve la présidence de cette dernière structure. Les descendants d'Albin Michel (Francis Esménard, son fils Alexis, ses nièces) sont toujours détenteurs de l'intégralité du capital du groupe, ainsi que de 40% du capital du Livre de poche. Dans l'édition, comme partout ailleurs, le patron c'est le propriétaire. Le regretté Bernard de Fallois l'avait bien compris : après une brillante carrière à la direction générale des deux plus grands groupes d'édition français (Hachette Livre, puis Editis), il avait préféré quitter le monde des géants pour monter sa propre maison, les éditions de Fallois. La structure était minuscule, mais il était désormais le patron de sa boîte et n'avait plus à se soumettre aux caprices des actionnaires.
Le véritable enjeu de toute cette agitation est purement économique. Albin Michel est aujourd'hui la seule grande maison d'édition à ne pas assurer elle-même sa diffusion et sa distribution. Son contrat avec Hachette arrive à expiration l'année prochaine. La famille Esménard veut être en position de force pour en négocier un nouveau, et c'est pourquoi elle s'est débarrassé du boulet Zemmour.
Ed
30/06/2021 à 18:50
Ne pas oublier non plus que Zemmour dispose d'une surface médiatique colossale.
Censure, c'est excessif, évidemment.
Quant à la présence de Zemmour chez Editis, cela se dit, mais Bolloré ne se mettra peut-être pas à dos les gens du groupe.
Mazon Michel
01/07/2021 à 07:16
Sauf que pour Bolloré "les gens" sont du jetable et donc si tu n'es pas content tu dégages comme on a pu le voir avec I-Télé et Canal+ c'est le management par la peur.
Vae Victis
30/06/2021 à 21:52
La décision est économiquement surprenante compte tenu des ventes et en terme de ligne éditoriale, le futur livre sera forcément dans la lignée des précédents.
Les pressions paraissent l'hypothèse la.plus plausible avec aussi des considérations juridiques que je vous invite à découvrir ci dessous:
https://www.vududroit.com/2021/06/eric-zemmour-et-albin-michel-pas-de-sourire-de-la-cremiere/
Kujawski
01/07/2021 à 10:05
Au final, cette affaire retrempe l'édition dans la politique, et inversement, quand elle n'était plus qu'affaire, minoritaire mais symbolique, de méga-actionnaires. Mais ceux-ci mènent toujours la danse, dans la plus grande opacité possible. Et des questions restent en plan :
. Quel danger représentait Zemmour pour l'image d'Albin, déjà éditeur de nombre de personnalités de droite "dure" ?
. D'où, de qui est venue la décision de rupture ?
. Y a-t-il eu une intention de transférer Zemmour et Villiers (dont la réaction était prévisible) d'Albin vers Editis, pour un nouveau partage de gâteau éditorial entre Lagardère et Bolloré ?
. Si, comme l'a justement souligné un autre commentateur, le contrat de diffusion d'Albin avec Hachette arrive à échéance, quel intérêt pour Albin de se séparer d'une telle poche de CA ?
Dernier point, sur la gauchisation supposée de l'édition et des médias : que l'auteur(e) de cette mauvaise blague aille en parler aux rédactions d'Europe 1, de CNews, de BFM, de TF1, de LCI ou de Radio Classique. Et que cette personne nous dise quelle part de CA occupe l'édition "de gauche".
Plutôt qu'affabuler dans le désert, mieux vaudrait s'occuper de préserver la pluralité, toute la pluralité des expressions politiques, dans un univers éditorial de plus en plus concentré.
Cromanche
01/07/2021 à 11:21
L'analyse de maître de Castelnau, à laquelle renvoie Vae Victis, est pertinente. Les frais d'édition de son livre auraient été comptabilisés dans les dépenses de campagne du candidat Zemmour. Un problème du même genre s'est posé dans le 5e arrondissement de Paris, il y a plusieurs années. Jean Tiberi avait pour adversaire à une élection un candidat qui se trouvait être éditeur, et qui projetait de publier un livre dans lequel Tiberi était attaqué. Il a dû renoncer à cette publication car son avocat lui a fait savoir que les frais d'édition seraient imputés dans son budget de campagne.
Autre argument. Il est déjà arrivé que des auteurs fassent pression sur leur éditeur (en menaçant de le quitter) s'il s'obstinait à publier un écrivain politiquement incorrect. Cf. la pétition anti-Richard Millet, dont Annie Ernaux fut l'instigatrice, et qui poussa Gallimard à congédier Millet. https://www.lepoint.fr/editos-du-point/patrick-besson/la-liste-ernaux-20-09-2012-1508203_71.php
Dans la perspective de la renégociation de son contrat de diffusion-distribution, l'an prochain, Albin Michel ne pouvait risquer de se retrouver confronté à une pétition de ce genre.
NAUWELAERS
02/07/2021 à 23:56
Bravo Cromanche, je crois que votre analyse est probablement proche voire très proche de la vérité...
CHRISTIAN NAUWELAERS
Jedi
22/07/2021 à 03:54
Tout ça c'est peut-être de la politique dirigé par la droite LR. Si Editis ne veut pas publié zemmour c'est peut-être aussi parce que Monsieur Jean Spiri secrétaire général d'editis est le bras droit de xavier Bertrand concurrent de zemmour. Après zemmour ça sera à qui le tour ? Mélanchon ?
Isabelle Ménil DSC FO
23/07/2021 à 09:28
Votre commentaire est complètement faux. Jean Spiri ne ferait jamais cette chose, il ne mêle pas sa vie professionnelle et sa vie politique, dans nos négociations il n'en fait jamais allusion. La décision vient de plus haut (Bolloré).
Votre commentaire est malsain et ne sert à rien car d'autres livres d'hommes ou de femmes politiques sont chez Editis.
IPI
19/09/2021 à 18:35
Que l'on soit d'accord ou pas avec Zemmour, la liberté d'expression doit rester sacré. Zemmour a le mérite et le courage d'animer le débat dans un paysage politique sans proposition face à un monde qui nous confronte à l'urgence de prendre des décisions des positions fortes.