Encore deux mois de patience avant de trouver sur les tables de librairies, dans les dossiers ventrus de la presse, les titres de la prochaine rentrée littéraire. Alors parleront auteurs, éditeurs, journalistes, parfois quelques lecteurs dont la notoriété médiatique fera croire à une influence réelle sur les envies mouvantes des lecteurs. Qui mieux qu'un libraire, artisan besogneux de cette grand'messe dont il ne retirera lui-même ni lauriers ni couronne, pour poser un regard distancié, frondeur, amusé, bienveillant sur ce rituel que d'aucuns conspuent à loisir, avant que de s'y sacrifier ?
Le 27/06/2021 à 11:04 par Auteur invité
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27/06/2021 à 11:04
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Nous vous proposons ici – qu'il en soit remercié –, le texte et les pensées ô combien pertinentes de Nicolas Mouton, libraire au Presse Papier à Argenteuil : critiques littéraires, surproduction, édition, auteurs, primo-romanciers, prix, histoires et styles, et au final, toujours, le lecteur...
Qu'est-ce que la rentrée littéraire ? Une merveilleuse institution française, que l'on attend chaque année fébrilement, sur laquelle on va se disputer et se répartir jusqu'au jour tant attendu des grands prix (après la proclamation desquels on pourra immédiatement hausser les épaules devant le mauvais goût, la bêtise et la corruption supposée de ces vieux barbons ayant fait des choix si ridicules).
C'est aussi une fête commerciale dont l'acmé se situe aux alentours du 24 décembre, et une absurdité artistique puisque sur les 400 ou 500 nouveaux romans déboulant d'un coup, après le 15 août dans les librairies, une petite trentaine seront lus, auront plus ou moins eu les honneurs de la presse, et une dizaine ceux de la télé, juge suprême décidant de qui doit vivre ou mourir, qui seront sélectionnés pour les prix, dont chaque liste est semblable à sa voisine. Tout le reste disparaîtra, et à part les livres primés ayant droit à un petit sursis, repartira au prochain office [NDLR : les nouveautés] , les libraires devant faire de la place pour accueillir... la rentrée de janvier !
On admirera d'autant plus les rescapés, et notamment les premiers romans ayant réussi à trouver leurs lecteurs, à force de travailler leur crawl, avec beaucoup de chance et un remarquable instinct de survie, parvenant à bout de forces à poser le pied sur le sable, tandis que derrière eux, la mer a déjà tout englouti.
À la fin juin, critiques et vedettes des médias voient leurs bureaux envahis par les livres. Il arrive même que les grands éditeurs, sur 20 ou 30 romans à paraître, aient la générosité d’en envoyer 3 ou 4 aux libraires. À la fin juillet, ça fait quand même beaucoup de tri à faire (puisqu’il est impossible de tout lire), et à partir de ce tri se forger une opinion, par goût personnel, parce qu’on a un article à rendre ou simplement afin de pouvoir répondre à la question fatidique : « Que me conseillez-vous ? »
Prétendre avoir un œil critique est facile, mais la plupart du temps totalement arbitraire. Est-elle réservée aux « professionnels » ou chacun peut-il l’exercer ? Et tout d’abord : qu’est-ce que la critique littéraire ?
Il est évident que ces deux termes n’ont pas le même sens suivant qui les emploie. Car il y a la grande critique, celle que l’on apprend en général à l’université en étudiant les écrits de Barthes, Jean-Pierre Richard, de Jean Starobinski, de Maurice Blanchot, etc. Pour grands que soient ces textes, et malgré de possibles médiations, ils n’ont en réalité d’influence que sur un public d’étudiants ou d’universitaires, et n’influencent donc en rien les choix de celui ou celle qui entre dans une librairie pour trouver un roman. On devrait d’ailleurs davantage appeler ces critiques « essayistes » ou théoriciens de la littérature. Certains, ayant une très belle plume, comme Barthes ou Starobinski devraient tout simplement être considérés comme des écrivains à part entière.
La critique est-elle alors la critique des journaux ou des hebdomadaires ? Une lecture assidue de la presse (je confesse mon vice) depuis des décennies ne m’a appris qu’une chose : un article de journal ne vous apprend, la plupart du temps, strictement rien, si ce n’est que monsieur Untel a aimé ou pas le roman de madame Unetelle. Ce qui me paraît mince.
D’autant que le grand public ne sait que rarement les liens qui unissent le critique et celui dont il traite le livre, dans un monde où le copinage et le renvoi d’ascenseur sont la règle. Il faudrait commencer chaque article par un avertissement : « Moi, tartempion, vais à présent vous dire tout le bien qu’il faut penser du roman de monsieur Bidule [NdA : les noms ont été changés] qui se trouve être par hasard mon patron dans tel journal. » Ou : « Moi mademoiselle Cunégonde, vais à présent vous offrir la critique impartiale du livre de monsieur Pänglos, qui a l’avantage de siéger au comité de lecture de Gallimard où je viens justement de déposer un manuscrit, et qui est par ailleurs mon amant. » Etc.
Mais pour l’heure, ce principe, qui aiderait le lecteur à y voir plus clair, n’a pas encore été adopté !
Bref, si le bouche-à-oreille peut jouer son rôle, et nous guider vers tel ou tel ouvrage, le seul juge auquel le lecteur potentiel peut se fier est bien lui-même. Ce qui ne veut pas dire que tous les jugements se valent.
Car le lecteur doit faire le travail sur lui-même de critique, ne pas se laisser aller à la facilité, ou à déglutir ces morceaux de viande avariée, prémâchée qu’on cherche à lui vendre. Cela demande donc un effort de lecture, et cet effort je ne le crois possible qu’à l’aide d’une lecture lente, savoureuse, délivrée du temps, s’accordant de s’arrêter pour noter, souligner ou simplement revenir en arrière si quelque chose nous a échappé.
Le vrai bon lecteur, finalement, est un re-lecteur, même quand il lit un texte pour la première fois. Et cela, n’importe qui peut le faire : ce n’est pas une question de diplômes ou d’études (comme cherchent à nous le faire croire certains cuistres), mais bien une question d’attention, de sensibilité, et pour tout dire d’amour. J’ai plus confiance dans la lectrice qui chaque semaine achète un livre de poche que dans l’homme qui collectionne des Pléiade qu’il n’ouvre jamais.
Le terme un peu barbare de « signes de littérarité » dit bien ce que nous cherchons dans la lecture : pas seulement une chose racontée, une histoire ou des réflexions, mais les moyens de style, d’orchestration, de travail sur le langage qui vont rendre la chose savoureuse, complexe, excitante, inattendue.
Le plaisir de la langue. C’est ce plaisir qui est au cœur de la libido critique. Et c’est avec cela que nous allons déterminer l’intérêt ou la volupté que nous pourrons tirer d’un livre. C’est la seule critique possible. Il suffit de lire la première page (parfois la première phrase) d’un livre pour savoir si l’on a affaire à un écrivain ou un écrivant, un orfèvre ou un faussaire de librairie.
Je ne vois finalement que quatre catégories de romans, sur toute une rentrée. Une moitié n’est ni faite ni à faire, et cela se sent dès les premières pages ; ce sont soit des nuls incorrigibles (mais en général ils ne sont pas édités), soit des cyniques qui profitent de la bêtise supposée des gens pour leur piquer leur blé et en leur vendant des haricots qui ne veulent pas cuire.
Il y a une seconde catégorie intéressante (et pour laquelle je n’ai aucun mépris) des gens qui n’ont pas idée de ce qu’est la littérature, qui ne font aucun effort de style, mais qui ont ce petit talent pas négligeable de savoir vous intéresser à une histoire. En général, ça ne vole pas très haut, mais cela a du moins le mérite d’être distrayant, ce qui n’est déjà pas mal.
La troisième catégorie est évidemment celle qui nous transporte le plus : celle de ceux qui nous attrapent par leur style, leur verve, leur invention, et qui en plus, arrivent à nous intéresser à leur histoire. Ce qui prouve que le style fait tout, c’est qu’il y a des brouettes entières de livres qui racontent que l’auteur a perdu sa mère ou son père, mais que Le livre de ma mère, Journal de deuil ou Over the rainbow sont uniques.
Et enfin, la quatrième catégorie, la plus rare : le livre qu’on n’attendait pas et qui ne ressemble à rien d’autre. Ce que nous appellerons, dans notre langage quelque peu technique, à nous autres littéraires : la claque dans la gueule. Un usage du langage qui rend ivre, une histoire dont on ne peut se détacher, et parfois même la création d’un mythe (Don Quichotte, Claudine, Don Juan...). Bref, un livre qui vous habitera toute votre vie.
Il est sans doute totalement indécent et injuste de demander à un roman de la rentrée littéraire de vous mettre une claque digne des Frères Karamazov, de La chartreuse de Parme, des Misérables ou de Ulysse... Il en paraît peut-être un ou trois ou cinq par an ? Cela peut paraître sévère, mais le regard sur l'art ne peut se passer de valeurs, et ces jugements de valeurs ne peuvent que se fonder sur la connaissance intime des grandes oeuvres du passé.
Cependant, ils ne doivent pas nous faire négliger les autres : on ne mange pas tous les jours à la table d’un grand restaurant ; il faut bien se nourrir chez soi, et parfois une boîte de sardines et un camembert vous rendent heureux. Mais comme je vous souhaite de tomber cette année sur l’un de ces cinq livres-là !
Librairie le Presse Papier, Argenteuil
[Ndlr : avec l'accord de l'auteur, les intertitres sont de la rédaction]
Illustration : Instagram Librairie Le Presse-Papier - Nicolas Mouton recevant Jérôme Garcin - Librairie le Presse-Papier Argenteuil
3 Commentaires
NAUWELAERS
27/06/2021 à 00:10
On ne peut qu'être d'accord avec le souci de qualité de ce libraire, et son refus de prendre de viles vessies pour de belles lanternes...
Mais il ne faut tout de même pas jeter le bébé avec l'eau du bain, pour resservir un vieux cliché qui a le mérite d'être on ne peut plus clair.
Réduire l'ensemble de la critique littéraire des journaux et périodiques à un simple appareil faisandé -ce qui n'est pas loin de la corruption mais inattaquable légalement -de renvois d'ascenseur, de copinage, de critiques intéressées, voire dans l'autre sens d'assassinats en règle pour des motifs personnels n'ayant rien à voir avec les qualités intrinsèques d'un ouvrage...
Là on pousse le bouchon un peu voire beaucoup trop loin.Même si des dérives existent certainement.Y compris dans tous les domaines artistiques voire académiques...
Ce site publie tout le temps des résultats de concours littéraires.
Alors les jurées et jurés sont à suspecter d'office ?
En ce qui concerne les chroniques de critiques de très haute volée, qui sont également écrivains, comme Pivot ou le responsable littéraire du «Figaro» Étienne de Montety -grand prix de l'Académie française avec son dernier roman «La grande épreuve» (Stock) - personnellement je m'en délecte et elles m'apportent beaucoup.
Non des gens de ce calibre -et il en est d'autres heureusement -ne correspondent en rien au schéma squelettique et faux «J'ai aimé, j'ai pas aimé»...
Leurs critiques sont toujours intelligentes, intéressantes, convaincantes, argumentées...
Et je précise: je n'ai pas la moindre vocation de romancier et jamais ne publierai un livre dans l'espoir d'intéresser la critique...!
On a droit à l'esprit critique, j'en suis le plus chaud partisan.
Ce qui doit éloigner des jugements à l'emporte-pièce réducteurs et injustes.
Voire caricaturaux...
La qualité et le talent ont encore droit au respect et non, tout ne se vaut pas.
Et un lecteur exigeant peut fortement bénéficier de critiques éclairées puisqu'il ne peut se faire un avis solide sans le livre sous les yeux ni en le compulsant en deux minutes en librairie...
CHRISTIAN NAUWELAERS
Juste St-Quiou
01/07/2021 à 10:27
Article fort agréable, merci beaucoup.
Hedi Thabet
04/07/2021 à 11:29
Il a tout dit, sauf que les lecteurs choisissent aussi selon le genre: un fan de policier ou de science-fiction , il y a des chef-d’œuvres dans ces genres de littérature, a ses préférences. Je pense que l'auteur porte une vision classique sur le livre et sur le style, il n'y a pas uniquement ce style lyrique dont il raffole, me semble-t-il, car le style fait parti de la personnalité de l'auteur, le style qui manie convenablement la langue sans laisser de traces de l'humain écrivain, c'est comme le maquillage qui éblouit, mais ne communique pas profondément.