À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Gustave Flaubert, le Musée des Beaux-arts de Rouen propose de revenir sur le mythe de Salammbô. « Qui peut dire le nombre de carthaginoiseries dont il faut charger la mémoire de Flaubert ! Hérodias, Salammbô, La Tentation de Saint Antoine, étaient d’ailleurs bien faits pour frapper les imaginations de peintres, par la netteté, par la grandeur et l’originalité des tableaux. Il y avait là, avec la fascination du langage, quelque chose de nouveau, d’imprévu, d’encore inusité. On y trouvait des visions qui réveillaient le sens créateur appauvri ».
Ce que Léonce Bénédicte note dans cette remarque sur le Salon de 1891 traduit bien la réalité de la relation qu’ont eue les artistes de la fin du XIXe siècle au roman de Flaubert. Si, de son vivant, Flaubert reste inflexible sur sa volonté de ne pas voir son texte illustré, refusant tout pouvoir d’évocation aux images imprimées, à compter de sa mort en 1880 et dans les quelques décennies qui suivent, les artistes sont fascinés par ce texte, qui résonne particulièrement avec un certain nombre de sujets en vogue et de problématiques picturales qui les occupent à cette époque. Dès le Salon de 1881 la sculpture de Jean-Antoine Idrac qui illustre le roman connaît un grand succès.
Théodore Rivière, L'éléphant fureur de Baal, 1892. © Collection particulière
Le vocabulaire très pictural de Salammbô, qui brosse un tableau saisissant d’une Antiquité à la fois archéologique et rêvée, donne lieu à de multiples images, de l’art académique jusqu’au symbolisme et aux tendances les plus contemporaines au début du XXe siècle. Salammbô arrive en effet à point nommé pour satisfaire le goût d’une époque qui se détourne du réalisme et du naturalisme, et qui cherche des sensations fortes dans la représentation de figures historiques et mythiques, séductrices et dangereuses (Cléopâtre, Judith, Salomé, Hélène). Le roman rejoint la fascination fin-de-siècle pour les femmes fatales et l’œuvre de Flaubert est propice à la représentation d’un érotisme exacerbé, qui se traduit picturalement par une débauche d’effets de matière, d’ornements, de bijoux, de couleurs chaudes évoquant un Orient qui se fait écran de projection des fantasmes de l’Occident.
Georges-Antoine Rochegrosse, Salammbô et les colombes, vers 1895, Dreux, musée d’art et d’histoire Marcel-Dessal
D’autres artistes se saisissent de l’œuvre carthaginoise pour renouveler la peinture d’histoire. En ce sens, la modernité littéraire de Salammbô peut se traduire par une modernité picturale équivalente, en contribuant à acter la fin de la hiérarchie des genres, avec des peintures d’histoire qui ne sont plus seulement des illustrations de passages littéraires, mais des scènes prisées du public pour l’effroi et l’impression durable qu’elles suscitent, les scènes de massacre et de supplices étant nombreuses dans le roman.
L’Orient étrange de Salammbô ouvre ainsi de nouvelles perspectives aux peintres d’histoire qui ont épuisé Rome et la Grèce. Une autre réponse à l’œuvre de Flaubert, contemporaine des enjeux esthétiques nouveaux introduits par son roman, se situe du côté des artistes de l’Art Nouveau, qui puisent dans Salammbô l’inspiration pour réaliser des œuvres dont la profusion ornementale répond à la surenchère de détails sensuels du roman. L’un des premiers artistes à s’intéresser à Salammbô est Victor Prouvé, à qui l’on doit des reliures extraordinairement pensées et travaillées, et le maître de l’Art Nouveau Alfons Mucha produit également une affiche magistrale pour l’opéra d’Ernest Reyer.
C'est à propos de Salammbô que Flaubert exprime avec le plus de véhémence son déni de l'illustration. Pourtant ce roman suscite de multiples interprétations graphiques - le dessin privé (Rodin), l'estampe (Mucha), la caricature (Stop), ou les croquis de presse évoquant l'opéra -, sans oublier l'illustration, depuis l'édition d'amateur jusqu'aux couvertures de livres de poches et à l'univers d'images polychromes et délirantes des adaptations de Druillet. Après Madame Bovary, Salammbô donne lieu au plus grand nombre d'éditions illustrées de l'œuvre de l'écrivain, principalement dans le champ de la bibliophilie.
Victor Prouvé, Reliure pour Salammbô, 1893, Nancy, musée de l’Ecole de Nancy.
La sélection retenue, de 1879 à 1940, rend compte de cette pluralité d'expressions comme de cette fortune éditoriale qui accompagne les grandes étapes de l'histoire de l'illustration tour à tour narrative et ornementale, tout en cherchant à mettre en évidence les conventions du découpage en scènes-clés, ainsi que les leitmotivs de ces mises en images qui réduisent à l'échelle de la page les grandes machines de l'art pompier : focalisation sur Salammbô (érotisme de la femme fatale au serpent), théâtre de la cruauté (batailles, têtes coupées), fantasmes orientalistes.
Outre un choix de volumes et de planches, elle présente plusieurs dessins préparatoires aux illustrations (suite de dix dessins de Poirson 1885-1886, Prouvé 1893, Rochegrosse 1900), jusqu’à leur relecture contemporaine par la jeune artiste tunisienne Jasmine Benkhelil.
Dès la publication de Salammbô, Flaubert songe à une adaptation lyrique de son roman. Berlioz en « rêve la nuit » en 1862, un projet est échafaudé avec Verdi l’année suivante, Moussorgski débute un opéra, Le Libyen, qu’il laisse inachevé en 1864, mais c’est finalement Ernest Reyer qui est officiellement chargé de la tâche : avant même la publication de Salammbô, le romancier s’est engagé envers le compositeur à lui fournir la matière d’un opéra dont Théophile Gautier serait le librettiste. Gautier décède en 1872 sans avoir eu le temps de rédiger le livret qui échoit à Camille Du Locle.
Léon Bonnat, Rose Caron dans le rôle de Salammbô, 1896, Paris, Bibliothèque nationale de France
Eugène Lacoste, Maquette pour l’opéra d’Ernest Reyer, Costume de Salammbô, 5e acte, cortège de mariage,
plume et aquarelle sur calque, Paris, BnF, via Gallica.
Créé au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles avec Rose Caron dans le rôle-titre, l’ouvrage est repris à l’Opéra de Paris en 1892. Des maquettes de décors et de costumes des productions de Bruxelles et de Paris (provenant des archives du Théâtre de la Monnaie et de la BnF) témoigneront de ce spectacle tout comme des tableaux (Portrait de Rose Caron dans le rôle-titre de Salammbô par Georges Clairin, BnF) et des bijoux de scène (notamment la coiffe portée par Rose Caron).
Adapté pour la scène au XIXe siècle par différents compositeurs (Vincenzo Fornari en 1884, Nicolo Massa en 1886), le roman de Flaubert inspire aussi la musique pure (Satie aurait pensé à Salammbô en composant ses Gymnopédies dont le manuscrit autographe sera présenté) et la musique de film : Florent Schmitt compose celle du film Salammbô réalisé par Pierre Marodon en 1925 (le manuscrit autographe de la Bibliothèque nationale de France sera présenté dans l’exposition).
Créé à l’Opéra de Paris en 1998, Salammbô de Philippe Fénelon propose une adaptation moderne du roman de Flaubert sans renoncer à la beauté sulfureuse, exotique et sensuelle de celui-ci. Les représentations de cette œuvre seront illustrées par les manuscrits autographes du compositeur ainsi que par des photographies du spectacle.
À la différence de Madame Bovary, qui fait l’objet d’une vingtaine d’adaptations pour le cinéma et la télévision, la Salammbô de Flaubert effraie le cinéma par sa démesure. Certes, dès 1907, Jacques Deviola signe une Salambô dont il ne subsiste que quelques photos et en 1911, l’italien Arturo Ambrosio réalise La Prêtresse de Tanit, probablement perdue.
Puis en 1914, Domenico Gaido propose une nouvelle version sous le titre Salambô. La prêtresse de Tanit y est interprétée par Suzanne de Labroy. Même si le synopsis prend des libertés par rapport au roman, le film recèle malgré tout bien des qualités, à commencer par les acteurs, le luxe des décors et des costumes, les séquences finales du film particulièrement réussies sur le plan photographique.
Il faut attendre 1924 pour que le producteur Louis Aubert confie à Pierre Marodon une version de Salammbô vraiment fidèle au roman de Flaubert. Marc Allégret envisage une adaptation au début du parlant, mais il n’en subsiste que le synopsis, le film n’ayant jamais été tourné. En 1941, Orson Welles évoque Salammbô dans Citizen Kane, confiant le soin à son compositeur Bernard Herrmann de créer un air d'opéra original pour la scène où Susan, maîtresse du magnat de la presse, empanachée de plumes dans un costume orientaliste, échoue à interpréter l’« Aria from Salammbô » avant de sombrer dans la dépression.
Jeanne de Balzac et Rolla Norman dans le film de Pierre Marodon, Salammbô, 1925. © Paris, CNC
À la fin des années 1950, Sergio Grieco tire du roman un péplum de série B qui connaît une intense promotion dans les langues et pays les plus divers. Jeanne Valérie (Micheline Yvette Voituriez décédée en septembre 2020) y incarne une Salammbô boudeuse, à peine sortie des Liaisons dangereuses (1959), de Roger Vadim où elle joue une autre novice, Cécile de Volanges.
C’est cependant le film de Pierre Marodon et Louis Aubert qui constitue la démarche la plus ambitieuse pour porter Salammbô à l’écran. Pierre Marodon qui comptait déjà une douzaine de films à son actif, bénéficia du plus grand chef- opérateur français de l’époque, Léonce-Henri Burel (collaborateur attitré d’Abel Gance) à qui l’on doit la qualité de la photographie. Film ambitieux par les moyens mobilisés, assez rares dans une production française : un budget de 10 millions de francs de l’époque, 7 mois de tournage, précédés de plusieurs mois d’écriture et de préparation, nombreux décors dans les studios de Sacha Films à Vienne (Autriche), plus de 10 000 figurants sur scène, sans compter les chevaux, pour certains tableaux- clés (Festin dans les jardins d’Hamilcar, Assaut de Carthage, Défilé de la Hache, etc.), commande d’une partition symphonique au compositeur Florent Schmitt. Salammbô bénéficia d’une promotion importante et fut projeté pour sa première à l’Opéra de Paris en octobre 1925.
Actualitté est partenaire de l'exposition Salammbô : Fureur! Passion! Eléphants! dont vous pouvez ici retrouver le dossier.
Jusqu'au 19 septembre 2021
Musée des Beaux-arts de Rouen
Esplanade Marcel Duchamp
76000 Rouen
Ouvert tous les jours de 10 h à 18h
Crédit illustration : Alfons Mucha, Incantation ou Salammbô, 1897, Rouen, Bibliothèque patrimoniale
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